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Genèse 1 – 3 – les commencements

Premier récit de la création (Gn 1,1 à 2,3)

Ce premier récit de la création qui se déroule sur six jours se caractérise par une grande sobriété. La répétition des mêmes mots pour chacun de ces six jours donne à ce texte un rythme simple et presque solennel. La journée commence par «  Dieu dit » et se termine par «  Il y eut un soir, il y eut un matin : xième  jour » assortie de  la mention répétée à cinq reprises de  « Dieu vit que cela était bon ». Le tout se terminant à l’issue de la sixième journée par  « Voilà, c’était très bon ».
La sobriété de ce récit est telle que l’on ne peut guère parler à son sujet de « récit mythique », comme on pourra le faire par exemple pour le deuxième récit de création qui suivra. Il tranche avec les autres cosmogonies des civilisations environnantes pour lesquelles la création fut souvent le fruit de relations sexuelles ou de combats entre dieux ou entre géants. De dieu dans ce récit, il n’y en a qu’un appelé Elohim, mot que la plupart des traducteurs traduisent par Dieu ; mais nous verrons que dans le deuxième récit, le nom est Yhwh (par une sorte d’anachronisme car ce nom de Yhwh sera donné par Moïse qui vient postérieurement dans le libre de l’Exode!). De cet Elohim, le récit ne nous dit rien sur lui sinon qu’il parle et que sa parole a des effets. C’est sa Parole et elle seule qui crée. De ce fait on pourrait plutôt qualifier ce texte de récit symbolique théologique et anthropologique dans la mesure où il apporte un enseignement sur le monde créé et sur l’homme. Essayons de tirer les quelques lignes de cet enseignement :

« Commencement de la création par Dieu du ciel et de la terre.
2 La terre était déserte et vide, et la ténèbre à la surface de l’abîme ; le souffle de Dieu planait à la surface des eaux,
3 et Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut.
4 Dieu vit que la lumière était bonne. Dieu sépara la lumière de la ténèbre…. »

  • La Parole est première.
    Ce n’est pas le faire qui est mis en avant mais le dire. Ce n’est pas l’objet qui prime mais le Sujet. Cette Parole sera la trame de toute l’histoire biblique, histoire qui s’achèvera dans la Bible chrétienne par l’affirmation que cette Parole est Dieu même. Beaucoup plus tard, Jean commencera son évangile par un prologue calqué sur ces premiers versets de la Genèse pour réaffirmer que Dieu est Parole : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu »
  • Le premier effet de cette parole est de mettre de la Lumière.
    A noter que cette lumière ne rejette pas les ténèbres, elle s’en sépare, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Dieu a créé la lumière et les ténèbres – si l’on croit même le texte, les ténèbres existaient avant le commencement, la terre était alors «  tohu et bohu » (deux qualificatifs hébreux traduits dans la TOB par « désert et vide », qui ont donné en français l’expression tohu-bohu, synonyme de désordre) –  et l’esprit de Dieu planait au-dessus d’elles. Ce commencement est donc un commencement et non le commencement ; avant ce commencement il y avait quelque chose et ceci est confirmé nous explique le Talmud, par le fait que la première lettre du premier mot du premier livre de la Torah, Bereshit, (commencement en hébreu) est la deuxième lettre de l’alphabet hébraïque, un beth (b), et non un aleph (a), comme il aurait convenu s’il n’y avait rien eu avant !
  • Tout est bon dans la création,
    il n’y a pas de mention dans ce récit d’un combat entre lumière et ténèbres, entre dieu du bien et dieu du mal comme dans la plupart des mythes qui sont fondamentalement dualistes avec le bien ou la lumière d’un côté et le mal ou les ténèbres de l’autre. Ici tout est bon en soi et Elohim est Un ; par contre sa Parole va dissocier, séparer, introduire une alternance entre le jour et la nuit. Le créateur est un artiste qui utilise les effets de cette opposition entre l’ombre et la lumière. Cette alternance entre le jour et la nuit est bonne et nécessaire, comme nous pouvons l’observer d’ailleurs dans la croissance des végétaux. De même chez l’homme, nous verrons par la suite que la Parole lui sera souvent transmise dans le sommeil, dans la nuit de son inconscient, de son désir caché et l’homme devra la mettre en œuvre le jour, dans la lumière de son conscient. Bien avant Freud, les auteurs de la Bible donnent aux rêves une importance souvent déterminante dans la compréhension de l’histoire des hommes.
  • La séparation apparaît comme une nécessité dans le processus de création,
    comme nous venons de le voir pour la lumière. Le mot « séparer »  est utilisé cinq fois dans ce court récit (versets 4, 6, 7, 14 et18). Nous le retrouverons aussi dans tous les moments charnières de l’histoire biblique. Cette séparation est généralement douloureuse, l’outil de cette séparation prendra même dans la Bible des formes symboliques assez menaçantes et radicales comme le couteau ou le glaive, comme pour mieux souligner la gravité de l’enjeu et la nécessité et de cette opération.
    Sans séparation, il n’y a pas de création, pas de différentiation. Sans séparation, on reste dans la fusion, l’indifférencié, la confusion, le tohu-bohu. Ceci est vrai aussi, comme nous le confirme les sciences de la psyché, pour la croissance psychique de l’homme. La séparation-différentiation de l’enfant avec sa mère conditionne les relations futures parent-enfant. Elle est nécessaire à l’émergence d’une parole, d’un amour qui soit un don de l’un à l’autre et non un amour-haine fusionnel où chacun absorbe, dévore l’autre.
  • Par ailleurs ce texte comporte une autre occurrence qui va nettement dans le même sens: l’expression « selon son espèce » ne revient pas moins de 9 fois entre les versets 11 et 25 ; la vie, la création se développe en créant de la diversité. Diversité qui émerveille tant les savants, observateurs du cosmos, du monde végétal et animal.
    « La diversité procède du divin, l’uniformité procède du malin », disait, je crois, Pascal.
  • L’aboutissement de la création est l’apparition du genre humain.
    L’homme à la fin de ce récit est placé au sommet de la création ; plus qu’au sommet… par sa ressemblance avec Elohim, l’homme se retrouve au-dessus de la création. L’homme fait à l’image d’Elohim est sur-naturel. De ce fait, il doit dominer cette nature qui lui est confiée par son créateur. L’homme devient maître et donc responsable de la nature. C’est là une parole tout à fait originale, qui tranche avec les spiritualités panthéistes pour lesquelles Dieu c’est la nature même, et l’homme est fondu dans cette nature. Au contraire dans ce texte, la nature est une œuvre, celle d’un être transcendant. La nature est bien signe, trace de Dieu, effet de sa Parole mais elle n’en est pas l’essence; l’essence de Dieu c’est la Parole elle-même. L’homme fait à l’image de Dieu est appelé lui-même, à transcender la nature et à veiller sur elle.
    Dans ce texte inaugural de la culture occidentale se trouve le fondement  même de l’idée de progrès ainsi que celle d’histoire. La Bible rompt avec l’idée d’un temps purement cyclique à l’image du cours des astres, il introduit (malheureusement souvent par des dés-astres) du sens dans l’histoire. Nous verrons plus loin que cette importance donnée à l’analyse des événements historiques va induire la notion de responsabilité individuelle de l’homme dans l’histoire et dans la nature.
  • L’épilogue de cette création est aussi très original.
    Le septième jour Elohim arrête son action, de lui-même il se retire de son œuvre. Ce final confirme d’une certaine façon ce qui est dit plus haut. En suspendant son action, Elohim manifeste sa transcendance par rapport à son œuvre avec laquelle il ne peut être confondu. Mais surtout en se retirant, Il laisse la place à l’homme. Il nous révèle là une dimension de la puissance qui nous est peu spontanément familière. Ce Dieu tout-puissant pose une limite à l’exercice de sa puissance. Cette limite loin d’être signe d’impuissance, manifeste au contraire une puissance de création supérieure: elle est créatrice de  la liberté pour l’homme.
    L’homme, fait à l’image de Dieu, devra  par son travail, par son action sur la nature prendre le relais de la création divine. Mais de même que Dieu s’est retiré en offrant à l’homme son œuvre, l’homme devra suspendre et offrir son travail pour signifier qu’il existe indépendamment de son travail. Il ne doit pas se perdre dans son travail, il ne peut être totalement identifié ou réduit à son œuvre. C’est la signification profonde de cette institution consubstantielle au judaïsme, qu’est le sabbat qui donne au temps un surplus de sens, une ouverture sur la liberté, que le travail ne peut donner. Le christianisme poursuivra cet enseignement par la sacralisation du dimanche.

Deuxième récit de la création (Gn 2,4 à 2,25)

Ce texte est très différent du précédent. On peut le distinguer facilement par le fait que c’est Yhwh (traduit souvent par « le Seigneur ») qui intervient et non pas Elohim. Ce texte, beaucoup plus imagé que le précédent, constitue l’archétype même du récit mythique par la richesse symbolique des images : le jardin, l’orient, l’arbre, le Fleuve qui le traverse en se partageant en quatre branches, l’arbre de Vie, l’arbre de la connaissance du bien et du mal, etc … Autant de supports à partir desquels par le jeu des analogies et des correspondances, se trouveront activées des réalités corporelles, psychologiques, sociales qui échappent à l’analyse rationnelle :

« Le jour où le SEIGNEUR Dieu fit la terre et le ciel,
il n’y avait encore sur la terre aucun arbuste des champs, et aucune herbe des champs n’avait encore germé, car le SEIGNEUR Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol ;
mais un flux montait de la terre et irriguait toute la surface du sol.
Le SEIGNEUR Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie, et l’homme devint un être vivant »

Création du premier humain.

Contrairement au récit précédent l’homme est créé en premier, le végétal et l’animal n’interviennent qu’après. La racine du mot utilisé ici en hébreu, adam, que nous traduisons par homme, signifie la glaise. L’homme est adama, c’est-à-dire  « tiré du sol » par Yhwh qui tel un potier travaillant la glaise, façonne un corps d’humain puis insuffle son souffle divin dans ses narines et lui donne ainsi la vie.
Belle image de la double polarité de l’humain, façonné avec de la glaise, sorti de la terre, tiré d’en bas mais aussi animé par le haut, par le souffle de Yhwh.
Rencontre du haut et du bas d’où jaillit la vie pour l’humain.

Le don de la nourriture, des arbres et de leurs  fruits.

Yhwh établit alors l’humain dans un jardin de délices et de jouissance, le jardin d’Eden (Eden= délices, jouissance) où tout est fait pour l’homme. Yhwh y met toutes sortes d’arbres «attrayants et bons à manger ».
L’arbre a de tout temps été porteur d’une grande richesse symbolique; les poètes, les artistes ont développé des correspondances entre l’arbre et le cosmos, l’arbre et le corps humain (l’arbre de Sefirot dans la Kabbale), l’arbre et la vie sociale. De plus chacun de ses composants, la racine, le tronc, les branches, les feuilles et même les couleurs seront des supports imagés pour représenter le déploiement de l’humain avec toutes ses composantes, corporelles, psychiques, spirituelles et sociales. Voyez par exemple, ici dans ce texte,  le rapprochement que l’on peut faire entre l’homme et l’arbre. Par l’humilité, l’humain (même racine pour ces deux mots que humus = terre fertile), s’enracinera  dans les profondeurs de cette terre nourricière; à l’image du tronc il gardera les pieds sur terre ; à l’image des branches il pourra se déployer dans le ciel ; ses organes sexuels sont des fruits (ici la figue plutôt que la pomme !) ; par l’ouverture de ses narines (de ses feuilles) il pourra respirer, par l’ouverture de tous ses sens il pourra capter le souffle de l’esprit. Enraciné dans les profondeurs de la terre, respirant le souffle de Yhwh, l’adam sera inspiré et aspiré vers le Haut. Tel est le destin grandiose et paradoxal de l’adam que ce récit mythique nous permet encore simplement d’entrevoir.

Mais l’auteur ne s’arrête pas simplement à ce rapprochement corporel et nourricier de l’arbre en général, certains arbres spécifiques ont des vertus ou des significations particulières. L’auteur en cite deux : l’arbre de Vie et l’arbre de la Connaissance du bien et du mal.

Le don de l’interdit pour entrer en relation.

Autant la symbolique du premier, l’arbre de vie, qui d’une certaine façon rassemble, unifie toutes les correspondances que nous avons vues plus haut, paraît accessible à notre imaginaire autant la symbolique du second paraît plus mystérieuse, d’autant que cet arbre est frappé d’un interdit dont le non-respect est dit mortel.

« mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir. » Gn 2,17

Comment comprendre cet interdit ?
A y regarder de près, la nécessité de l’interdit en soi est compréhensible. Les sciences psychologiques ont bien montré combien l’interdit est nécessaire à la croissance de l’enfant. Les parents utilisent spontanément l’interdit avant même que l’enfant sache parler, pour le protéger de son environnement physique qui présente un danger qu’il n’est pas encore à même d’affronter. Ils ont parfois plus de difficultés à intégrer la nécessité de donner l’interdit au-delà du simple danger corporel, d’assumer l’apprentissage de la frustration chez leur enfant. Malheureusement comme nous le constatons souvent aujourd’hui, l’enfant qui n’a pas reçu de ses parents ce don de l’interdit est un enfant-roi déstructuré à tendance psychopathe. Lacan dit même que l’intégration chez l’enfant de l’interdit (qu’il écrit « inter-dit », le dit entre) conditionne l’émergence de la Parole. L’interdit en mettant une frontière, des limites non seulement protège l’enfant, mais il lui permettra de construire sa personnalité propre, différente de celle de ses voisins. On retrouve là la nécessité de la séparation que nous avons vue plus haut dans le premier récit. De cette séparation pourra naître alors le désir de l’échange, un dit entre personnes différenciées.

Alors si nous pouvons admettre pour l’humain placé dans ce jardin d’Eden, la nécessité d’un interdit et  même accepter de prendre cet interdit comme un don, pourquoi cet interdit porte sur le « manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal » ? Avoir la connaissance de ce qui est bien et de ce qui est mal, n’est-ce pas justement ce qui est indispensable à l’homme pour se comporter convenablement dans la vie ?  La nature de l’interdit paraît là bien paradoxale.
Il nous faut donc trouver une interprétation, rechercher la signification symbolique sous-jacente. Une première piste nous est donnée  par le sens de l’expression hébraïque « le bien et le mal ». En hébreu dire « bien et mal » est une façon de dire « tout ». L’interdiction porterait donc sur le désir de connaître le « tout », de manger « le tout », et s’instituer ainsi comme « le tout ». Connaître « le tout » reviendrait effectivement  à ne pas donner de place à l’autre, à nier sa différence.  De façon générale quand quelqu’un s’adresse à une autre personne en commençant par  « Je te connais… », cela ne présage rien de bon pour la suite. Ne pas reconnaître notre impossibilité à s’identifier complètement à cet autre traduit une volonté de domination. La relation entre individus ne peut se fonder sur un « connaître », sur un « savoir » mais sur un « se fier à »,  l’autre n’est pas un objet de connaissance, mais un sujet auquel on fait confiance. Tel semble bien être un enseignement de ce passage.

Une autre piste interprétative pas très éloignée de celle-ci peut s’ouvrir en prenant l’expression connaître « le bien et le mal » plus à la lettre. Quelles peuvent être les conséquences mortelles de connaître parfaitement le bien et le mal ? Il est vrai que cette prétention aurait immédiatement pour conséquence de nous positionner comme pouvant, pour ne pas dire comme devant juger le bien-fondé des actes de l’autre. Et là aussi ce serait un enfermement d’autant plus redoutable que l’on considère que l’on agit « pour le bien » de l’autre. Expression dont on sait bien par expérience qu’elle est le plus souvent mortelle-grave comme disent les jeunes, en résonnance sur ce point avec le récit mythique de la Genèse. On a vu les conséquences dramatiques en politique d’un partage du monde par un président des Etats-Unis entre un axe du Bien et un axe du Mal. S’ériger en juge de ce qui est bon ou mauvais pour l’autre, c’est aussi d’une certaine façon le nier. Nier l’autre, c’est mourir.
L’interdit qui est donné par Yhwh en Eden apparaît alors comme le socle indispensable sans lequel aucune Relation ne pourra se construire.

Don de toute la création du vivant.

Après l’homme, Yhwh  façonne les végétaux et les animaux pour les lui présenter afin qu’il leur donne à chacun un nom. Dans le judaïsme donner un nom c’est faire sien, c’est prendre en charge. Donc comme pour le récit précédent, l’homme se trouve placé au cœur de la création, il en reçoit la charge. Le récit confirme à sa façon le récit précédent. L’homme devient maître et responsable de la création.
Mais l’homme se trouve bien seul pour assumer cette responsabilité, certes il a la parole puisqu’il a donné le Nom à chaque espèce … mais il n’a pas à qui parler !

Création du premier couple humain.

Dans le premier récit de la création, l’homme et la femme sont créés en même temps ; à noter cependant que dans ce verset, il ne s’agit pas encore d’homme et de femme (ish et isha en hébreu) mais d’une simple différentiation sexuelle, mâle et femelle, différentiation au sein de la partie animale de l’humain.

« Dieu créa l’homme à son image, … ; mâle et femelle il les créa », nous a dit le premier récit  Gn 1,27

Le second récit s’attarde plus longuement sur la création du premier couple.
L’adam est seul de son espèce et il n’a pas à qui parler, personne à côté de lui. Yhwh pour y remédier, le plonge dans une torpeur, dans un sommeil profond,  prélève une côte et en tire  isha (la femme).
Ce passage de la création du couple a pu être mal compris dans la mesure où la femme (isha) peut apparaître comme créée après l’homme, tirée de  lui; certains même ont pu tirer argument de ce passage pour justifier une domination de l’homme sur la femme. Tout cela parce qu’en français nous n’avons qu’un seul mot « homme » pour signifier un individu du genre humain et une personne du sexe masculin. En hébreu nous en avons deux: adam pour signifier le premier et ish pour le second.
Le premier adam, être non sexué, androgyne, est plongé dans un profond sommeil. Le sommeil c’est le temps de la montée du désir. Yhwh alors lui prélève une côte. La côte dans la culture hébraïque est l’organe porteur du désir. Cette séparation de l’adam en ish et isha s’accomplit dans le temps et au lieu du désir. Ce désir a clairement une connotation sexuelle, puisqu’il produit la différentiation sexuelle.
Mais il faut noter aussi que le terme hébreu qui est traduit ici par la côte, signifie aussi « à côté » ; si l’on cumule ainsi les deux sens possibles (pratique classique dans la culture hébraïque) cette satisfaction du désir sexuel s’accompagne de la réalisation du désir de pouvoir parler à quelqu’un, de vivre « à côté » de lui. Les deux désirs, le sexuel et le social, sont là étroitement associés.
Dans le texte c’est le terme isha (la femme) qui est nommé en premier. Le terme ish apparaît immédiatement après, l’homme devient ish en se manifestant par une parole jubilatoire à la vue de isha (Gn 2,23). Jubilation qui lui permet de quitter (toujours la séparation) ses parents pour « s’attacher à isha ». Première et puissante illustration de cette tension dynamique de la construction de l’humain entre l’arrachement et l’attachement, dont nous avons parlé la dernière fois.

Par ces récits de la création, où tout est bon, le cosmos, la vie végétale, la vie animale et la vie humaine semblent destinés sous l’action de la Parole divine à un développement harmonieux. Ish et isha vivent nus, innocents l’un à côté de l’autre sans éprouver aucun besoin de se protéger, de se voiler l’un en face de l’autre.
L’observation du monde nous renvoie cependant une réalité bien différente. Que s’est-il passé alors pour que cette belle harmonie, créée par la Parole, incarnée par ish et isha vole en éclat ?
L’auteur de ce récit oriente notre quête de réponse vers le traitement subi par la Parole lors de sa transmission. Cette Parole créatrice a délégué la responsabilité de la création à l’homme. L’homme a en charge la transmission de cette parole dont il hérite. Le récit qui suit nous narre les aléas de la transmission de cette Parole, la déformation perverse qu’elle va subir, déformation qui sera lourde de conséquences.

Le couple à l’épreuve de la Parole pervertie (Gn 3)

L’origine de la première déformation de la Parole est incarnée par un animal, le serpent qui s’adresse à isha en ces termes : « C’est ainsi que Yhwh vous a dit : “Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin » (Gn 3,1 )
Altération très classique de la Parole par le glissement subreptice du particulier vers le général. Méthode bien éculée comme nous pouvons le constater tous les jours dans les débats politiques, qui consiste en vue de déstabiliser l’adversaire de partir d’un fait particulier précis et incontestable, de le généraliser et d’en tirer une conclusion globale.
Ici l’interdiction de manger d’un seul arbre du jardin devient l’interdiction de manger de tous les arbres du jardin. Déformation tout de même un peu trop grossière pour tromper isha qui rétablit immédiatement la vérité. Elle doit être tout de même un peu perturbée car elle confond l’arbre situé au milieu du jardin, l’arbre de vie (Gn 2,9), avec celui de  la connaissance du bien et du mal !
Mais le serpent ne s’arrête pas là, il poursuit sa tentative d’altération du sens de l’interdit, de façon beaucoup plus subtile. Ish et isha sont encore parfaitement innocents; ils n’ont pas la pleine conscience du sens profond de cet interdit donné par Yhwh à adam pour les protéger. Le serpent va se charger de leur ouvrir les yeux et de leur donner une signification qui paraît simple, évidente :

Dieu par définition est tout puissant (- c’est vrai n’est-ce pas ?). Or Dieu lui impose un interdit. L’interdit n’est-il pas une entrave à la liberté de l’homme ? (- si on ne peut plus faire ce dont on a envie !). C’est donc que Dieu veut défendre ses prérogatives (c’est naturel non ?).
Alors ? Ne tenez pas compte de cet interdit, en mangeant ce fruit vous deviendrez tout puissant comme Dieu (C’est vrai ça…Dieu n’a-t-il pas fait justement l’homme à son image, donc tout puissant ?). En plus qu’y a-t-il de mal à connaître ce qui est bon et mauvais ? Il faut mettre ça au clair, ouvrir les yeux, sortir de sa naïveté.

Comme en plus les fruits de cet arbre sont dotés de tous les attraits, isha craque. Ish n’oppose aucune résistance à sa femme.

La Perte de l’innocence.

La conséquence immédiate est la perte de l’innocence, symbolisée par la nudité. Ish et isha éprouvent un besoin de se couvrir, de se protéger. De quoi doivent-ils se protéger ? Ne serait-ce pas qu’ayant transgressé l’interdit de « tout manger », ils prennent conscience qu’ils risquent à leur tour d’être mangés l’un par l’autre ? L’interdit était une protection. Sans lui, symboliquement le sexe de chacun, à nu, devient une proie facile à ce désir de tout manger de l’autre ? Ce n’est pas bien entendu la relation sexuelle qui est condamnée dans ce texte, nous avons vu plus haut qu’elle était donnée par Yhwh et jubilatoire, mais cette relation réduite à un « manger de  l’autre », ne répond plus à sa fonction « d’aide de l’autre » par la parole, de vivre à « son côté ». Sexe sans visage, le Sujet risque d’être réduit à un Objet. Voilà ce contre quoi, chacun cherche à se prémunir, conscient maintenant des risques du désir de l’autre.

Mais les conséquences de cette déformation de l’interdit vont, dans le comportement humain aller au-delà de la simple pudeur, c’est un sentiment larvé de peur qui s’installe. Finie la transparence naïve et innocente, il faut non seulement se couvrir, mais se cacher. Trop rapidement, souvent les commentaires attribuent ce réflexe de se cacher à la simple peur de Dieu, peur de la punition d’un Dieu tout-puissant, dur et intransigeant après le péché. Outre que le mot péché n’est jamais utilisé dans ce texte (pourtant souvent qualifié de péché originel), l’image induite par le serpent d’un Dieu despote, vengeur et jaloux qui a mis des interdits pour protéger son pouvoir et affirmer sa supériorité, ne correspond pas vraiment à l’atmosphère donnée dans ce passage. Yhwh se promène paisiblement dans son jardin (Gn 3,8), à la brise qui souffle au moment du coucher du soleil, et il cherche la compagnie de l’humain. Mais cet appel de Dieu, ce « Où es-tu ?» fait désormais peur à l’homme, il ne sait plus où il est, il est perdu dans ses désirs, sans les repères de l’interdit.
Yhwh face à ce désarroi, à cette peur, devine ce qui s’est passé et cherche une parole venant d’eux. En fait de paroles, ish qui déjà n’avait pas fait preuve d’un grand courage en ne s’opposant pas à isha, va esquiver et se défausser lâchement sur elle. Isha admet mais elle estime avoir été trompée par le serpent. Yhwh se tourne alors vers l’origine de la faute, celui qui incarne l’erreur insidieuse et rampante dans l’interprétation de l’interdit, le serpent (Gn 3,14). Il le condamne à rester toute sa vie à ras de terre, il devra continuer à ramper; ce n’est qu’à ras de terre qu’il aura prise sur la femme, il ne pourra l’atteindre qu’au talon, mais un jour la femme aura le dessus, par le haut, par la tête. Tout à la fin de la Bible, le chapitre 12 du livre de l’Apocalypse fera écho à ce passage de la Genèse dans une description d’un mythique combat, à la fin des temps, d’un dragon contre la femme, dont la femme sortira définitivement victorieuse.
Mais en attendant pour ish et isha les dégâts de la transgression sont bel et bien là.

L’apparition de la souffrance.

La souffrance qui était absente de l’Eden, fait son apparition. Cette souffrance s’incarne dans les deux fonctions vitales données par Elohim à adam dans le premier récit (1,28) :

–        La Reproduction, fonction du féminin de l’adam, incarnée symboliquement par isha.
–        Le Travail, fonction du masculin le l’adam, incarnée symboliquement par ish.
Mais en plus de ces souffrances qui touchent les fonctions vitales de l’humain, une autre anomalie est soulignée par l’auteur et rarement mise en avant par les commentateurs, c’est celle du rapport de domination de ish sur isha. Ce rapport de domination de l’homme sur la femme, domination qui était générale et banale à ces époques où le texte a été écrit, apparaît à l’auteur comme une profonde anomalie au même titre que la douleur de l’enfantement ou la pénibilité du travail. Cette anomalie est d’après l’auteur, la conséquence de la perversion du désir qui n’est plus l’attrait entre deux êtres égaux et différenciés. Le pouvoir et la domination se sont glissés insidieusement dans leur relation sexuelle. Le sexe de l’homme devient symbole de pouvoir. Le machisme est apparu.

Telles sont les conséquences dramatiques de cette transgression de l’interdit.

Le Piège se referme dans une alternative diabolique.

Trop souvent dans le monde « religieux », on se contente de souligner la désobéissance de l’homme. Cette désobéissance serait « le péché originel », source de tous nos maux. Il fallait que l’homme respecte l’interdit, point final. Pour être à nouveau sauvé par Dieu qui est bon, généreux et miséricordieux, il suffirait que l’homme se remette dans les clous de l’interdit et tout irait bien, tout reviendrait en ordre. Mais un tel discours est trop simpliste, non seulement il ne rend pas compte de la complexité de la tragédie qui ressort de ce texte, mais il est à la limite très dangereux, car il fait l’impasse sur la déformation de la Parole. En mettant l’accent uniquement sur la transgression de l’homme, sur son refus d’obéir que l’on va mettre sur le compte de l’orgueil, en faisant l’impasse sur l’altération du sens de l’interdit, il entérine de facto  l’image de Dieu que le serpent cherche à donner. Un tel discours paradoxalement fait le jeu du serpent, il devient diabolique en ce sens qu’il divise grossièrement les hommes en deux catégories :

–  D’un côté vous aurez les soumis, qui acceptent un interdit donné par un Dieu-Maître-Tout puissant qui veut remettre l’homme à sa place, lui faire abandonner ses ambitions démesurées de devenir lui aussi tout puissant. C’est le camp des obéissants, qualifiés de faibles par l’autre camp, mais qui sont confortés par un pieux discours qui couvre cette soumission, cet abandon de l’affirmation de soi, en l’associant à la nécessaire humilité.
– De l’autre les rebelles, qui n’acceptent pas cette soumission, ne veulent « Ni Dieu, ni Maître » comme le dit la célèbre chanson, qui n’hésitent pas, au nom de leur liberté  à affronter Dieu et les autres hommes, des rivaux qui font obstacle à leur épanouissement personnel. C’est le camp des forts, des  orgueilleux assumés qui associent liberté, affirmation de soi, ambition avec le rejet de tout interdit.

Voilà l’alternative qui est donnée par le serpent à Eve, relayée paradoxalement par certains discours moralisants sur l’obéissance. Cette alternative est tragique, car elle ne s’attaque pas au vrai problème qui est la perversion du sens de l’interdit. L’interdit qui au départ est une protection pour  l’homme, une condition nécessaire pour entrer dans la relation, est devenue une défense des prérogatives de Dieu. Par ce glissement de sens, l’homme est enfermé dans une alternative où quel que soit son choix, il est toujours perdant :

– se soumettre à Dieu et il est réduit à l’état d’un simple serviteur docile. Plus grave, refoulant ses désirs, il est gagné par une culpabilité latente qui prendra des formes pathologiques. Il va confondre l’humilité avec la soumission, l’arrachement avec l’effacement. Pas « d’élévation » possible pour cet homme.
– ou alors se révolter pour s’affirmer, contre Dieu même, se défouler en levant les interdits qui entravent l’expression de sa personnalité. Il va confondre puissance avec domination, liberté avec licence. Croyant s’élever, il va en fait se déconnecter du sol. Se coupant ainsi de ses racines qui lui apportaient toute sa nourriture par l’humus de la terre, il va se dessécher dans la solitude et alors sous de fausses apparences de pouvoir et de liberté, il sera en fait perdu, sans repère.

Dans les deux cas l’homme devient inapte à la Relation qui est parole d’un « Je » avec un « Tu ». Dans le premier cas, par la soumission infantile et culpabilisante, le « Je » ne peut voir le jour. Dans le deuxième cas, l’autre, réduit à un rival, ne peut être un interlocuteur ; c’est le « Tu » qui disparaît.

Comment trouver le passage pour sortir de cette alternative mortifère qui s’est glissée par ce soupçon sur la Parole de l’interdit ?
Toute l’histoire biblique, à travers de longues et douloureuses ruptures sera une pédagogie où l’homme sera invité à opérer une mutation et même un renversement complet dans  son idée du Pouvoir, de la Puissance. Renversement qui sera initié avec force et ténacité, par des hommes exceptionnels que l’on appellera les prophètes, souvent contre les pouvoirs institués; renversement paradoxal qui trouvera son apogée en la personne de Jésus, tout puissant pour sauver les paumés qui se tournent vers lui mais qui acceptera aussi d’être ridiculisé d’être totalement impuissant à se sauver lui-même.

L’expulsion du Jardin d’Eden.

Pour le moment, le choix de la transgression fait par isha et ish a pour conséquence la sortie, loin du jardin d’Eden planté à l’Orient. Ils sont maintenant dés-orientés (voyez l’influence de ce texte sur notre langue). Cette expulsion souvent présentée purement et simplement comme une chute, une déchéance après « le péché », présente néanmoins à y regarder de près, un côté positif ; après avoir mangé le fruit défendu, il est dit que « leurs yeux s’ouvrirent «  (v7) et un peu plus loin, Yhwh lui-même fait ce constat qui paraît étrange : « Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. » (v22)
Le théologien du IVème  siècle, St Augustin utilisera à propos de ce récit cette expression « felix culpa », « heureuse faute », qui deviendra un dicton latin pour signifier que d’un mal peut naître un bien.
La dérogation de l’interdit certes précipite l’homme dans la souffrance et les difficultés de la vie, mais cette sortie de l’Eden, de l’innocence originelle, lui ouvre aussi les yeux, éveille une  conscience.
A noter que le terme « expulser » veut aussi dire en hébreu comme en français « accoucher ». Cette sortie du jardin d’Eden prend là un supplément de signification positif. Yhwh après avoir accouché de l’humain, ne retient pas l’homme dans son innocence paradisiaque, il laisse partir Eve- la vivante- et son compagnon mener leur Vie, non sans prendre soin d’eux, en les habillant : « Il fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit » ( v21), pour les protéger dans ce long et parfois douloureux chemin qui les attendent. Il y a là dans ce récit du comportement de Yhwh vis-à-vis d’ish et d’isha des similitudes avec celui d’une mère vis-à-vis de son enfant. La mère après avoir accouché de son enfant, l’avoir protégé par des interdits, l’avoir averti des difficultés qu’il va rencontrer, le laisse finalement partir quand celui-ci a décidé d’être autonome. Mais c’est vrai qu’apparemment, face à ce désir d’autonomie, de vivre sa vie, les moyens d’interventions des parents paraissent à priori assez limités.
Tel semble être le cas de Yhwh qui comme dans le premier récit où il se retire le 7ème jour, donne une limite à l’exercice de sa puissance, pour ouvrir un champ de liberté à l’humain. Mais la contrepartie est qu’il ne peut trouver face à ish et isha les moyens de les aider à leur insu. Seule une parole juste serait d’un véritable secours. Mais Dieu sait combien la parole juste est difficile pour les humains, parole trop souvent pervertie par des insinuations qui se glissent subrepticement, tel un serpent, dans la bouche de l’homme, parole qui au lieu de libérer, étouffe, oppresse et finit par s’éteindre.

Ce récit se termine par une scène où des chérubins défendent l’accès de l’arbre de Vie en brandissant une épée flamboyante (Gn 3,24). Cette image évoque un combat entre des dieux ou des géants que l’on retrouve souvent dans d’autres mythes. Mais là, quelle peut-être sa signification en cohérence avec l’ensemble du récit ?
L’épée ne serait-elle pas le symbole de cette parole juste qui tranche, sépare apporte la lumière pour conduire à la Vie? Parole qui s’oppose à cette parole tordue, sournoise qui introduit chez l’humain la rivalité par la confusion des désirs ? Mais ici le combat n’est pas entre des dieux opposés les uns aux autres. En tant que combat de la Parole, il traverse le  cœur et l’esprit de chaque homme par ce qui sort de sa bouche et ce qui rentre dans ses oreilles.

La suite de ce récit va illustrer comment cette confusion des désirs va gagner les esprits, comment par la parole défaite, la relation devenue impossible, la violence va s’engouffrer et couvrir toute la terre.

publié le 19 novembre 2013




Introduction à la lecture de la Bible

Préambule

L’objet de cette introduction est dans un premier temps de situer la Bible dans l’histoire des religions, en s’appuyant sur les travaux de sociologues et d’historiens. Nous verrons rapidement comment elle s’insère dans cette histoire, quel est son impact et quelle place elle tient dans la naissance et le développement de la civilisation occidentale.

Puis nous donnerons quelques repères pour aborder ce monument inclassable de la littérature mondiale. Enfin nous nous arrêterons sur l’expression « Parole de Dieu » pour éviter les chausse-trappes des interprétations abusives et l’instrumentalisation idéologique dont la Bible a été l’objet tout au long de l’histoire.

Depuis vingt siècles, chaque époque, avec son développement culturel et philosophique propre, a apporté sa pierre dans ce travail d’interprétation de la Bible pour construire un édifice que l’on appelle la tradition. Ce travail, disons jusqu’au XXème, est assuré presque exclusivement par des clercs pour l’instruction du peuple, non sans rencontrer des difficultés, non sans provoquer de graves tensions en particulier dans les premiers siècles du christianisme, mais aussi au seizième siècle avec le schisme entre Protestants et Catholiques.

Depuis une centaine d’années, les travaux de chercheurs autour de la Bible se sont multipliés.  Ces recherches contemporaines sur des bases plus scientifiques permises par le développement des sciences humaines enrichissent les interprétations traditionnelles religieuses, elles ouvrent des horizons nouveaux au monde d’aujourd’hui si désorienté face aux maux structurels dont souffre l’humanité.

 

A l’origine des religions, le sacré.

Les mutations du sacré

Que recouvre le mot de « religion » ? Comment définir  le mot « sacré » auquel la religion est associée ?
Faute de pouvoir définir de façon consensuelle le terme « religion », les sciences humaines préfèrent parler de « fait religieux ».

Le philosophe Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde a pris le parti de remonter aux origines de l’humanité. Il utilise le terme « religion » pour décrire un système qui structure « indissolublement la vie matérielle, la vie sociale et la vie mentale de ces sociétés ». Au fil de l’histoire, il repère les évolutions qui entraînent une mutation profonde des contenus attachés aux  mots « sacré » et « religion ». Enfin il montre comment l’avènement des écrits bibliques, à partir du premier millénaire avant notre ère, provoque une série de ruptures qui modifient radicalement les concepts de sacré et de religion.

Pour comprendre l’impact de la Bible, il nous faut examiner la place du sacré dans les sociétés primitives, sa métamorphose avec l’apparition de l’Etat entre le troisième et second millénaire avant notre ère, puis, au sein de ces états, l’émergence entre 800 et 400 av. J.C.,  à une période que Karl Jaspers a appelé période axiale, de nouvelles tentatives pour articuler le divin et l’humain.

Je m’autorise à résumer succinctement ci-dessous ces étapes en leur affectant un des qualificatifs : « tribal », « impérial », « clérical », pour en faciliter la compréhension au risque de la simplification. En effet il ne s’agit pas d’un processus univoque et linéaire, mais plutôt de couches successives qui se superposent et s’interpénètrent dans le temps et dans toutes les cultures. Dans le jeu des progressions et des régressions de l’histoire, les forces extrêmement puissantes des formes du sacré les plus anciennes – ancrées dans les profondeurs du psychisme de l’homme – restent secrètement présentes et actives au sein des formes religieuses beaucoup plus tardives.

Le sacré tribal

Les ethnologues ont mis en évidence l’universalité d’un mode de structuration de toutes les sociétés primitives, présent sans aucune exception sous toutes les latitudes et à toutes les époques préhistoriques. Les composantes de ce phénomène que l’on appelle « religion » sont clairement identifiables : récits mythiques des origines, tabous et rituels.
Les récits mythiques fondateurs font référence à des dieux, des ancêtres ou des héros,… auxquels le groupe doit son existence. Tous les aspects de la vie quotidienne qui structurent l’ensemble de la vie sociale et les relations au sein du groupe sont entièrement déterminés par la référence à un passé immémorial. C’est ce rapport inquestionnable au passé que l’on qualifie de « sacré ».
Les tabous sont des actes interdits dont la transgression provoque la colère des dieux.
Les rites ont pour fonction de réactiver cycliquement les effets des récits fondateurs et de conforter la stabilité du groupe et ses attaches à la terre des ancêtres.

Les sacrifices (sacer fecit = faire du sacré) sont au cœur de ces rituels.

On évoque ici des sociétés intangibles et immuables qui ont traversé des dizaines de millénaires. La contrepartie de leur extraordinaire stabilité dont la violence interne au sein du collectif semble conjurée, est l’absence d’autonomie de l’individu par rapport au groupe. L’identité d’un individu est définie par son appartenance au groupe. L’individu s’efface devant le déterminisme social imposé par les dieux. A ce stade du sacré il n’y a pas séparation entre religion et vie sociale.
« Dans le système religieux(…) se dévoile (…) la prévalence absolue du passé mythique (…) qui est le  moyen d’établir une coupure véritablement complète et sans appel entre l’instituant et l’institué, l’unique recours efficace pour fonder un ordre intégralement reçu, entièrement soustrait à la prise des hommes » (Marcel Gauchet.  Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985)

Les faits de la vie ne s’expliquent pas par des liens de cause à effet, physiques ou psychologiques, mais sont accueillis comme l’expression de la volonté des dieux, dont il s’agit de décoder, d’interpréter les intentions afin de les apaiser. L’osmose entre l’origine et le présent, la nature et les dieux, caractérise ce que l’on appelle la «pensée magique».
Cette pensée magique aux origines de l’humanité est aussi celle de l’enfant qui, par la création d’images et de croyances, enchante son monde. Elle lui donne une certaine prise sur ce qu’il ne peut comprendre et lui permet ainsi d’échapper à l’angoisse.

Le sacré impérial

Entre le troisième et le deuxième millénaire avant J.C., l’organisation des sociétés préhistoriques subit un premier ébranlement avec la naissance de groupes humains beaucoup plus larges qui se constituent en Etat. C’est à cette époque que l’on voit naître de grands empires, de la Chine à l’Egypte en passant par l’Inde, la Perse, l’Assyrie. Les ethnologues n’ont pu déterminer explicitement la cause de la formation de ces empires. Les progrès techniques dans les domaines de l’agriculture et de l’artisanat, les découvertes du bronze puis du fer, ne peuvent expliquer à eux-seuls ce phénomène. Les rivalités intertribales et la nécessité d’une paix imposée d’en haut ont sans doute aussi joué un rôle.
A la tête de l’empire règne une sorte de demi-dieu. Vêtu des prérogatives du sacré, intouchable, inquestionnable, l’empereur, le roi ou le pharaon, médiateur entre les dieux et les hommes est garant de la stabilité de la société. Mais cette médiation par un être humain  a pour conséquence de rendre le fondement de la société potentiellement accessible. En devenant questionnable, la structure même du sacré se lézarde peu à peu. C’est la raison pour laquelle dans le système impérial, toutes les mesures sont prises pour rendre l’empereur inaccessible au commun des mortels et préserver ainsi l’unité et la stabilité du groupe.
Au sein de ces empires apparaissent deux facteurs porteurs d’une dynamique qui insensiblement ébranlera la stabilité de la société.
– Le premier est l’émergence d’une hiérarchie (hieros =sacré, arkein=commander) entre les différents membres de la société c’est-à-dire une domination «sacrée» de certaines classes d’hommes sur les autres.
– Le second est lié à la logique de ces empires qui consiste à s’étendre, à élargir leur territoire pour y inclure tout l’univers connu. L’esprit de conquête est inhérent à cette représentation de l’Etat impérial.
Ces deux facteurs sont potentiellement porteurs de violence, en interne par la domination des hiérarques sur le peuple et en externe par la domination d’un peuple sur d’autres peuples.  Le sacré représenté désormais par un sujet, fragilisé par la perte de la référence absolue à un passé immémorial, glissera vers un système de domination justifié par la nécessité de garantir l’unité et la paix du peuple. En tant qu’émanation du divin, l’empereur substitue imperceptiblement sa propre suprématie à l’emprise des origines intemporelles des dieux.

La période axiale (entre 800 et 400 av. J.C.)

Emergence de l’individu et aspiration à un nouvel ordre du monde

Dans ce passage du sacré tribal au sacré impérial, un autre phénomène se dessine: la multitude des dieux présents au quotidien dans le monde enchanté des sociétés tribales se resserre en un nombre de plus en plus limité de dieux dont la puissance se trouve de ce fait multipliée. En prêtant aux dieux une puissance sur-naturelle qui les éloigne du monde terrestre, en cantonnant les dieux dans un au-delà lointain, l’homme trouve ici-bas un espace favorable au développement de son autonomie.
Dans cet espace ainsi libéré par une disjonction entre le monde d’ici-bas et l’au-delà, entre les hommes et les dieux, l’idée même d’individualité peut lentement germer.
Au sein des empires, l’émergence de nouvelles aspirations portées par de grandes personnalités, d’une part, et l’élévation des dieux dans un au-delà, d’autre part, affaiblissent le  sacré impérial. Le fondement de l’Etat, initialement rapporté aux dieux, sera lentement associé à des exigences terrestres le rendant discutable, ouvrant ainsi une brèche dans un système collectif perçu initialement comme reçu d’en-haut. L’organisation hiérarchique du peuple s’en trouve déstabilisée et sa légitimité écornée, d’autant que sa fonction d’unification pacificatrice est moins assurée. En effet l’ordre du religieux se dissociant du social, les conflits intra-sociaux jusqu’ici arrêtés par les liens du sacré, sont moins canalisés.

 

L’expérience d’une relative autonomie de l’individu et d’une emprise possible sur un monde désormais plus éloigné du divin développe la pensée spéculative au détriment de la pensée magique. Ce développement de la pensée chez l’individu fait apparaître un écart entre son système de croyances associé au divin et les nécessités d’organisation de son univers, non que les deux s’opposent systématiquement, mais l’articulation même de l’individuel et du collectif est mise en question. Cet écart, entre les aspirations individuelles et les normes du fonctionnement de la collectivité, est source de dilemme entre la fidélité à une loi divine et les nécessités sociales. IL incite à la recherche de nouvelles références.

Naissance de différents courants spirituels

Les réponses données par les différents courants spirituels qui apparaissent à cette période oscillent entre deux extrêmes :
–  d’un côté, la dévaluation du monde d’ici-bas, maléfique, dans lequel l’homme se sent prisonnier, au profit d’un monde infiniment autre auquel l’âme aspire.
– à l’opposé, un retour à un système traditionnel tentant de réimbriquer, par voie théocratique, l’ordre individuel et l’ordre collectif, le monde d’ici-bas et l’au-delà.

 

Diverses réponses émergent pendant cette période axiale. Elles proviennent de personnalités exceptionnelles qui donnent naissance à divers courants de spiritualité ou de philosophie :
Confucius  cherche à restaurer le  « mandat du ciel » conféré à l’empereur en revivifiant la sagesse ancienne des ancêtres. Il serait à l’origine de ce que certains ont appelé «  l’humanisme chinois », avec le développement d’une morale positive structurée par des rites et par l’étude.
Lao-tseu, plus mystique, préconise la recherche de l’harmonie intérieure par la Voie (le Tao) en retournant à l’authenticité originelle de la nature. A l’écoute de la vérité du corps, en libérant l’esprit des contraintes de la vie sociale entachée de toutes sortes d’artifices, l’homme peut accéder au tout qui constitue son essence profonde.
– Dans le bouddhisme, par l’ascèse et l’extinction des désirs, causes de la souffrance, l’homme peut atteindre l’éveil, base de l’action altruiste, et accéder ainsi au nirvana.
Ces grands courants de la pensée orientale ne sont pas initialement des religions au sens strict du terme, mais en raison du développement de techniques spirituelles, de la fécondité de leur pratique, d’une forme de sacralisation des rituels associés et de l’adhésion de nombreux disciples à ces grands sages, ils ont souvent été identifiés à des religions.

 

– Il en va autrement pour Zarathoustra (ou Zoroastre) qui lui s’appuie sur une religion existante, la religion mazdéenne, qu’il réforme et oriente vers une forme de monothéisme au bénéfice du dieu Mazda (la lumière), même s’il subsiste un dualisme apparent entre l’esprit du Bien d’Ahura Mazda et l’esprit du Mal d’Arhiman, tous deux opposés car représentant le jour et la nuit, la vie et la mort. Ces deux esprits coexistent dans chacun des êtres vivants. Le zoroastrisme peut être considéré cependant comme un monothéisme, car seul Ahura Mazda conserve la prééminence céleste et triomphera du mal à la fin des temps.

 

– A ces courants spirituels venus de l’Orient d’Israël viennent s’ajouter de l’Occident des figures de l’idéal du sage : Thalès et Socrate en seront les plus illustres représentants. Thalès serait le premier à attribuer aux phénomènes naturels des causes matérielles et non surnaturelles, alors que Socrate serait le premier à consacrer la réflexion philosophique aux affaires humaines, et non plus à l’étude de la nature. Ils donneront naissance à différentes écoles philosophiques dont celles de Platon et d’Aristote.

Le sacré « clérical »

Entre la fuite du monde et le renouvellement du sacré traditionnel, émerge la solution d’un compromis intéressant entre « spécialistes de l’au-delà », moines, anachorètes, ascètes, qui vivent à l’écart du monde, et le peuple chargé des nécessités de ce monde. Les premiers feront bénéficier de leur sagesse et de leur lumière les seconds, pour leur ouvrir progressivement l’accès au divin. Ce système fait ainsi coïncider dévaluation et réévaluation de ce bas-monde, il offre une issue pour tous entre ascétisme individuel et intégration à la collectivité.
Ce type de sacré qui repose sur l’articulation du divin et de l’humain avec une répartition des rôles au sein de la société, peut être qualifié  de « sacré clérical », le mot clerc étant pris dans son acception d’instruit, de cultivé.

La composante cléricale du sacré se développera plus spécialement dans les religions fortement institutionnalisées qui dès lors, n’échapperont pas toujours à un certain glissement vers une nouvelle forme de domination, celle des clercs sur les « laïcs », qui participe dans nos sociétés sécularisées au rejet de la religion. 

Naissance du monothéisme en Israël

Le Dieu de la Bible

Pendant cette période axiale, le processus de transformation du sacré prend une forme radicalement nouvelle au sein d’un petit peuple, sans attache territoriale solide, assujetti le plus souvent aux puissances impériales environnantes dont l’origine méconnue se perd dans les aléas des déplacements de tribus nomades au deuxième millénaire avant notre ère. Il s’agit du peuple hébreu qui prendra le nom d’Israël lorsqu’il sortira du nomadisme pour s’installer dans une petite bande de territoire, passage de communication entre les grands empires égyptiens, assyriens, sumériens, perses. Que le monothéisme ait vu le jour chez ce petit peuple, entouré puis assujetti à des empires dont le développement économique et culturel est infiniment supérieur au sien parait historiquement bien imprévisible.
Ce peuple a déployé pendant plus d’un millénaire une littérature qui décrit, dans son histoire, les arrachements successifs au sacré tribal, puis impérial pour affirmer, non sans mal et non sans drames, l’existence d’un Dieu unique, créateur de l’humanité et du cosmos.

La radicalité de ce monothéisme porte sur deux points essentiels :

– la négation absolue de l’existence d’autres dieux.
Les approches sumériennes ou égyptiennes du monothéisme émergeaient de l’intérieur même de l’ordre ancien. Elles étaient en quelque sorte le fruit de forces souterraines latentes contenues dans l’évolution des perceptions religieuses. Elles n’impliquaient pas socialement la disparition d’autres dieux. Alors que le monothéisme biblique, lui, est totalement exclusif et marque ainsi une rupture avec tous les autres systèmes religieux.

– une perception inédite du rapport au temps.
Alors que les formes antérieures du sacré étaient légitimées par une référence absolue au passé, les récits bibliques introduisent la notion d’événement.
Cette notion est à distinguer de celle de « fait historique ». Le fait historique s’explique par des causes, par un enchaînement de circonstances alors que l’événement est ce qui advient, ce qui surgit sans cause déterminée. Il échappe à la rationalité, non par l’absence de sens, mais par l’impossibilité d’établir un lien de cause à effet.
La notion d’événement est absente des sacrés tribal et impérial qui puisent leur légitimité dans le passé mais aussi de toutes les spiritualités orientales pour lesquelles le temps n’est qu’un élément conjoncturel porteur de contraintes illusoires dont il faut se dégager.
La pensée philosophique grecque a bien différencié deux notions du temps : le chronos qui identifie la durée et le kairos qui qualifie les moments du temps : le temps opportun, le contretemps, …  « Il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose sous le ciel : un temps pour enfanter et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher le plant… », écrit Qohélet dans la Bible, ce sage contemporain de la philosophie grecque, fort désabusé, qui expérimente les limites de la sagesse.

Mais fondamentalement dans cette philosophie grecque, l’essence de l’être ne peut être affectée par le temps, perçu comme contingent et inexorablement cyclique, alors que le Dieu de la Bible intervient dans l’histoire des hommes. Ses interventions prennent des formes diverses : assez rarement celle de théophanie (= manifestation directe de Dieu), plus souvent celle de rêves, de visions, de révélations intérieures, vécus et relatés par des personnes singulières à des moments cruciaux de l’histoire d’un peuple.

Les prophètes d’Israël

Les écrits bibliques racontent l’histoire de certains hommes qui sont chargés par Dieu – à leur corps défendant – de transmettre un message au peuple, à ses représentants politiques et religieux et parfois d’engager une action plus spécifique. Ces messagers que l’on appelle « prophètes », loin d’exprimer une soumission aux instances politiques et religieuses, subvertissent le plus souvent l’ordre établi pour instaurer un lien direct entre le « Dieu vivant » et son peuple dans la singularité du moment présent.
Sans remettre en cause les composantes structurantes de la société, la parole du prophète interpelle les acteurs de ces structures, le roi, les prêtres, les juges, les riches commerçants, etc… Un tel discours ne propose pas concrètement, face aux abus de pouvoir et aux inégalités sociales, des changements structurels de type politique ou économique. Mais il annonce que sans une transformation profonde des comportements des individus et tout particulièrement des autorités, d’inéluctables malheurs vont advenir.

Les responsables des institutions politiques et religieuses ne sont plus considérés comme « sacrés ».
« Alors j’ai déshonoré les sacro-saintes autorités » (Es 43,28) dit le prophète Esaïe.
Le prophète lit les signes des temps pour créer une dynamique nouvelle de l’action politique, sociale et religieuse et inciter le peuple à porter son regard résolument vers le futur.

Le sacré dans le judaïsme.

Les formes primitives du sacré dont la fonction était le maintien de la stabilité du peuple par la conservation de ses fondements, sont bouleversées par ce nouveau rapport au temps, par le poids d’une parole qui interpelle l’homme et l’appelle à réorienter l’histoire. Le passé n’est plus l’impératif immuable, mais fait l’objet d’une lecture critique.

Le rite n’est plus actualisation de forces enfouies dans le passé, mais mémoire d’événements, rappel des libérations passées, des arrachements successifs aux pratiques religieuses traditionnelles qualifiées d’idolâtries. Parallèlement dans cette mutation du sacré, c’est aussi le rapport à l’espace qui se trouve modifié. En effet l’idée d’appartenance à un peuple s’affranchira progressivement du lien avec un territoire donné.

 

Dans le judaïsme lors de l’exil à Babylone après la destruction du Temple de Jérusalem, au sixième siècle avant notre ère, ce sont les paroles consignées dans les livres de la Torah qui deviennent la référence du sacré. L’obéissance à cette parole est moins une soumission à quelques puissances que ce soit, qu’une démarche d’écoute (obedire, en latin = écouter), de réflexion, de quête de sens.
Cependant, après le retour de Babylone, les cultes et les sacrifices seront rétablis dans le Temple de Jérusalem restauré. La religion juive se structure et conforte l’identité nationale juive autour de la Torah. Cette identité résistera à toutes les tentatives des empires grecs puis romains de la détruire.

Début du christianisme

Le renversement du rapport entre l’humain et le divin initié par les prophètes d’Israël trouvera son expression ultime en la personne de Jésus dans le Nouveau Testament. Juif, il ne se pose pas comme fondateur d’une nouvelle religion, mais comme porteur au sein même du judaïsme d’un message divin destiné d’abord au peuple juif, puis à l’humanité entière pour la sauver, la libérer de toutes les entraves au développement de la vie.

Dans son message le sacré n’est plus lié à une appartenance ethnique, sexuelle, culturelle ou religieuse. C’est l’homme qui devient sacré.

« Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ?  Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira. Car le temple de Dieu est saint, et ce temple, c’est vous » (1 Co 3.16-17)

Une telle révolution du sacré est la « bonne nouvelle » (= évangile) annoncée. Elle implique l’engagement de chaque individu envers l’autre. Je n’utiliserai qu’avec parcimonie et précaution le mot « amour » tant son usage emphatique dans le discours religieux sensé répondre à toutes les questions, a occulté des réalités anthropologiques et psychologiques complexes.

La responsabilité entre les personnes, devenues sacrées, creuse un écart entre une foi portée par une parole vivante, actualisée en permanence dans la relation, et la religion fondée sur le culte. De ce point de vue certains théologiens ont pu affirmer qu’avec le christianisme nous avons basculé dans une ère post-religieuse. En effet le mot « religion » est attaché à une appartenance, à un culte avec une conception dominatrice du divin sur l’humain, alors que la révélation évangélique subordonne tout type de culte ou d’appartenance à la relation des hommes entre eux. Elle annonce la mort de toutes les dominations et la responsabilité de l’individu.
La réalisation effective de ce renversement dans le cœur des hommes se heurtera aux forces puissantes des sacrés antérieurs, toujours sourdement actives au sein de l’humanité. Chaque individu au cours de son existence devra traverser toutes les strates du sacré, passer du sacré magique et merveilleux de l’enfance à l’affrontement avec un sacré dominateur et punitif de l’adolescence puis, adulte, arracher ce sacré d’une appartenance sociale ou religieuse particulière et assumer sa responsabilité à l’égard du prochain.

La réalisation de cette métamorphose progressive du sacré comme l’illustre toute l’histoire biblique est un long et difficile cheminement toujours inachevé, toujours à réaliser, aussi bien pour les individus que pour les peuples. D’autant que, la transmission de cette voie nouvelle à travers le monde nécessite concrètement une organisation, la mise en place d’un corps institué avec une doctrine, des rites, des instances de régulation interne propres. De ce fait, le terme de « religion » reste associé au christianisme, avec le risque de perdre de vue la nécessaire « démythisation du religieux » pour reprendre une expression de Levinas.

La transmission de cette nouvelle religion au-delà du judaïsme s’opère par « inculturation ».  Ce mot créé dans le monde chrétien par rapprochement avec le mot « acculturation », utilisé en sociologie pour désigner l’interpénétration des cultures, désigne non seulement un mode de transcription du message biblique dans la langue et la culture des sociétés auxquels les évangélisateurs s’adressent, mais aussi par l’intégration en son sein des  valeurs culturelles des peuples « évangélisés ». C’est ainsi que le christianisme s’enracinera dans diverses cultures humaines. En son début, il saura s’imprégner et tirer bénéfice de toute la puissance logistique et judiciaire romaine ainsi que de l’effervescence intellectuelle et spirituelle issue de la Grèce et de l’Orient pour se diffuser rapidement dans tout le pourtour méditerranéen. A terme, cette métamorphose du sacré fait imploser le sacré impérial romain et recouvre le sacré tribal des « barbares » frontaliers de l’empire pour créer une civilisation que l’on appelle « la chrétienté ». Civilisation, qui une fois en position dominante culturellement n’évitera pas toujours, en son sein, le retour du sacré impérial avec par exemple les monarchies de droit divin en France jusqu’au dix- huitième siècle, les dérives du sacré « clérical » et une transmission par prosélytisme qui relève d’une démarche plutôt de type colonialiste à l’opposé de l’inculturation.

La Bible, fondement de notre culture et de notre civilisation.

Nous utilisons dans notre langue, le plus souvent sans le savoir, un grand nombre d’expressions, d’images, de symboles qui viennent de la Bible.
Les règles d’usage de certaines langues elles-mêmes furent de fait normalisées après la  traduction de la Bible. C’est le cas notamment de l’allemand et de l’anglais. Luther, au seizième siècle, fixe les bases de la langue allemande avec sa traduction de la Bible. En Angleterre, les hébraïsmes qui truffent la syntaxe anglaise s’expliquent par l’écriture de « la Bible du roi Jacques » en 1611.
La peinture, la musique ou la sculpture furent au moins jusqu’au siècle dernier des « arts sacrés » dont l’arrière-plan biblique est omniprésent. Les œuvres artistiques avaient très souvent une fonction pédagogique, elles servaient de support à l’enseignement populaire de la Bible. En effet le texte lui-même, accessible exclusivement en latin jusqu’au seizième siècle était réservé aux clercs. La transmission de son contenu s’opérait dans les églises par les sermons et les arts. L’architecture avec les cathédrales, répondaient clairement à une mission d’enseignement biblique.
L’histoire de notre civilisation occidentale, de la chrétienté, a ses grandeurs mais aussi ses tragédies dont l’Eglise ne peut s’absoudre.

Notons quelques grands tournants de l’histoire de la chrétienté :
– Au premier siècle de notre ère : naissance du christianisme issu d’un schisme entre différents courants judaïques.
– Au quatrième siècle : conversion de l’empereur romain Constantin au christianisme. La rencontre de la pensée philosophique grecque, du religieux chrétien et du pouvoir politique romain donne naissance à l’« Occident chrétien ».
– Au onzième siècle : naissance de la religion « orthodoxe » avec la séparation des Eglises d’Orient et d’Occident. Dans l’Occident chrétien, la légitimité des pouvoirs politiques des rois et empereurs est conditionnée à l’agrément de la papauté. La volonté des pouvoirs politiques de s’affranchir de cette tutelle ou d’instrumentaliser leur relation à la papauté pour leur profit tiendra une grande place dans le jeu politique des pays qui constituent l’Europe chrétienne ».
– Au seizième siècle, au sein cette Europe, naissance de la Réforme protestante pour dénoncer les dérives du pouvoir papal. Ces divisions, exploitées par certains pouvoirs politiques pour assouvir leurs ambitions, vont provoquer un schisme entre Catholiques et Protestants et les guerres de religion. La lecture de la Bible constituera un marqueur de cette division : sous Louis XIV, la lecture personnelle de la Bible sans médiation cléricale était considérée comme un acte de rébellion et pouvait entraîner la condamnation aux galères ! L’exil des protestants qui s’ensuivit est à l’origine de l’essor du monde anglo-saxon très attaché à la Bible.
– 1789-1794 : la Révolution française tente de faire table rase de tout ce qui constituait la chrétienté : les fêtes, le pouvoir des religieux, leurs monuments, etc… Elle adopte avec la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 la devise : Liberté, Egalité, Fraternité, dont on peut faire paradoxalement remonter l’origine à la Bible. Ces trois grands principes sont en effet explicitement développés dans les lettres de St Paul écrites mille sept cent ans auparavant.

En 1792, les registres d’état civil jusqu’ici gérés par les paroisses sont pris en charge par les municipalités.
– Au vingtième siècle.
1905, en France, séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce fut le début de la fin de la chrétienté, dont la caractéristique majeure était l’osmose entre les pouvoirs intellectuels, politiques et religieux.

La Bible et notre temps.

La sécularisation des sociétés occidentales (le mot  « sécularisation » dont l’étymologie veut dire rendre au siècle, rendre au monde, a été utilisé pour signifier l’autonomie des structures politiques et sociales par rapport à la religion) marque la fin de l’emprise du sacré clérical chrétien sur l’organisation de la société. La laïcité s’impose, et les pouvoirs religieux occidentaux au nom même de la Bible – « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »(Mt 22,21)-  l’ont acceptée et aujourd’hui la prônent. Elle tend à s’imposer au monde entier via la mondialisation des échanges où les aspects techniques, scientifiques et économiques prennent le pas sur les convictions religieuses dans l’organisation des sociétés.

Cet effacement de la religion est ressenti par certains comme une agression culturelle, pouvant donner naissance par réaction à des courants fondamentalistes et des projets politiques radicaux, violents, pour contrer ce qui est perçu comme une désagrégation du sacré.

 

Les sociétés démocratiques séculières ont bien tenté de préserver une certaine sacralité des institutions républicaines: l’école, la justice, la présidence de la république, les hymnes nationaux, les fêtes nationales, etc…pour conforter la stabilité sociale, mais force est de constater que ces tentatives de sacralisation ont de moins en moins de prise sur les nouvelles générations. Aujourd’hui les chants à caractère rituel qui rassemblent et soulèvent la ferveur  des foules sont plutôt dans les stades de foot que dans les églises ou les rassemblements politiques.

 

A l’instabilité sociale liée à la perte d’influence de la religion, qui d’une certaine façon servait de « garde-fou », s’ajoute la croissance des inégalités dues à la concentration des richesses entre les mains des acteurs économiques les plus puissants, et à la surexploitation des richesses naturelles avec les conséquences climatiques et les mouvements de populations que l’on connait. Dans cette évolution qui obéit à la logique du capitalisme libéral, le désir de faire peuple s’affaiblit. L’individualisme en donnant la priorité à la liberté individuelle sur les exigences collectives se répand.

Par réaction, la nécessité de sauvegarder une communauté humaine ouvre un champ au communautarisme, forme moderne du sacré tribal.

Parallèlement le capitalisme illibéral tente de concilier la puissance économique du capitalisme avec un contrôle des libertés individuelles, il amorce ce qui s’apparente à un retour du sacré impérial.

Ces deux formes du capitalisme sont un danger pour la démocratie  (= gouvernement par le peuple), la première en estompant la notion de peuple et la seconde en lui retirant tout pouvoir.

 

Les grands défis lancés à nos sociétés démocratiques sont pour l’Etat d’opérer le découplage entre pouvoir et domination, et pour les individus d’articuler liberté et responsabilité. Objectifs qui paraissent assez utopiques. Face à cet impasse politique, de nouveaux courants de pensée sous le nom de collapsologie prennent acte de l’impuissance de nos pouvoirs politiques à se libérer de l’emprise des pouvoirs économiques, l’effondrement de nos sociétés leur paraît inéluctable et ils élaborent, pour l’après, des projets politiques de reconstruction d’une société nouvelle fondée, non plus sur la concurrence économique mais sur les valeurs de partage, de solidarité et de respect de la nature.
Hors du champ de l’action politique, nombreux sont ceux qui, en quête de sens dans un monde en perte de repères, s’orientent vers les techniques spirituelles orientales qui connaissent un essor important y compris au sein de communautés monastiques chrétiennes.

 

En résonnance avec ces courants, la Bible ouvre à l’humanité et à chaque homme un chemin qui, allie les deux dimensions politique et spirituelle.

Ces écrits qui s’étalent sur un millénaire déploient une longue gestation de l’humanité pour découvrir notre condition divine sans s’échapper de notre condition humaine.

Ils offrent des ressources « inouïes » pour mettre en œuvre ce renouveau dans le cœur de l’homme, pour continuer d’espérer en une vie nouvelle au-delà de toute catastrophe, et faire émerger un peuple réellement universel. 

Quelques repères pour aborder la lecture de la Bible

La Bible ?  Non pas un livre, mais une bibliothèque.

Le terme de Bible vient du grec Biblia qui signifie « des livres », il s’agit donc d’une collection de livres, la Bible est la première bibliothèque. Le terme même de bibliothèque, postérieur au mot « Bible », a été créé parce que le mot Bible désignait une collection de livres particulière.
La rédaction des écrits bibliques s’étale pratiquement sur un millénaire. Les plus anciens récits peuvent presque remonter aux origines de l’écriture. Avec le temps et par un mécanisme d’acculturation, on peut déceler dans chacun des livres l’influence des savoirs et des cultures des plus grandes civilisations: assyro-babyloniennes, puis grecques et enfin romaines au milieu desquelles le peuple hébreu, que l’on appellera plus tard Israël et enfin Juif, était immergé. La pérennité à travers trois millénaires d’une identité particulière chez un si petit peuple, qui s’est nourri de tant de cultures et de civilisations sans s’y fondre et qui a survécu à plusieurs tentatives d’extermination, est en soi une énigme de l’histoire.

 

Quel genre de livres dans cette bibliothèque ?

Il n’est pas possible de regrouper tous les livres de la Bible sous un seul genre littéraire. Presque tous les genres y sont représentés, récits mythiques, récits légendaires, contes, récits historiques, oracles, poèmes, prières, recueils de sagesse,…

 

Comment s’est constituée cette bibliothèque ?

C’est au sein du peuple juif que tous les livres de la Bible ont vu le jour. Cependant un schisme s’est produit dans le judaïsme après la mort de Jésus à Jérusalem au début de notre ère, l’année zéro de notre calendrier étant celle de la naissance théorique de cet homme . Les chrétiens appelleront la bibliothèque des livres hébreux antérieurs à Jésus  « Ancien Testament », et celle des disciples de Jésus « Nouveau Testament ». A cette terminologie traditionnelle, les exégètes préfèrent aujourd’hui substituer les termes d’ancienne et de nouvelle alliance ou mieux encore de Première et Deuxième alliance (pour éviter la connotation d’obsolescence du mot ancien). En effet le mot testament vient du latin testamentum qui a été utilisé pour traduire le mot grec diathếkê. Or le mot grec contient l’idée de contrat entre partenaire que l’on ne trouve pas dans le mot testament. Le mot alliance, Berit en hébreu, traduit mieux la relation entre Dieu et son peuple décrite dans la Bible.

L’histoire du choix des livres hébreux à placer dans cette bibliothèque est complexe. Quand vous vous constituez une bibliothèque, sur quel critère sélectionnez-vous tel ou tel livre existant?
Le critère retenu : tous les livres inspirés par Dieu !
Mais alors comment sait-on si tel ou tel livre est inspiré par Dieu ?
La réponse ne va pas de soi. Les débats autour de cette question furent très animés. Ce n’est qu’en l’an 90 de notre ère que la communauté juive a finalisé une liste de livres dits canoniques (le mot canon en hébreu désignant un roseau qui servait d’unité de mesure, de norme). Cette norme, arrêtée par les savants et les autorités religieuses juives, fut reprise intégralement par les chrétiens sous la dénomination « d’Ancien Testament ».
Mais les choses se compliquent un peu lorsque les chrétiens intégreront certains textes judaïques qui n’avaient pas été retenus dans le canon juif. On appelle ces textes « deutérocanoniques », c’est-à-dire deuxième canon, deuxième norme. A l’époque de la réforme, les protestants reviendront au premier canon juif en considérant que les textes deutérocanoniques avaient moins de valeur. Aujourd’hui la plupart des bibles intègrent l’ensemble de ces textes en signalant ceux qui sont justement deutérocanoniques. Leur nombre est relativement marginal par rapport à l’ensemble commun et la question n’est plus aujourd’hui objet de polémique.

En ce qui concerne la constitution des livres du « Nouveau Testament », les débats au sein du christianisme naissant ne furent pas moindres. Dans les siècles qui suivirent la mort de Jésus, une floraison de livres souvent écrits sous le patronyme d’un disciple historique de Jésus (pseudépigraphes) a vu le jour. Il a fallu trier et ne retenir que les textes authentifiés et reconnus de fait comme faisant autorité par l’ensemble des communautés chrétiennes. Ce n’est qu’à la fin du IVème siècle que la liste fût définitivement arrêtée. Les livres non retenus sont alors qualifiés d’apocryphes.

 La Bible, un livre sacré ?

Nous avons vu plus haut que le terme de « sacré » a subi de grandes transformations tout au long de l’histoire biblique. La méconnaissance de ces mutations, de la nécessaire démythisation du mot, peut être la cause de graves malentendus dans la compréhension de ces textes. Il est nécessaire, avant d’en aborder la lecture, de lever ces malentendus.

La Bible n’est pas un livre de science.
Cela peut paraître évident puisque l’idée même de science n’est apparue que postérieurement à l’époque de la rédaction de ces écrits. Pourtant certains courants « hyper-religieux » encore présents aujourd’hui comme les créationnistes pensent que le monde fut créé en six jours ! C’est écrit dans la Bible, donc c’est vrai ! Oui, sauf que l’auteur ou plus probablement les auteurs n’avaient pas nos connaissances scientifiques et leur intention n’était certainement pas de transmettre un savoir de ce type. Il s’agissait pour eux de transmettre à travers un récit imagé, à l’instar des autres mythes qui circulaient alors dans les civilisations environnantes, un enseignement précis sur le sens de la création, sur les rapports de l’homme avec son créateur. Vouloir faire dire au texte ce qu’il ne veut pas dire, c’est le trahir.

La Bible n’est pas un livre d’Histoire au sens moderne et scientifique du terme.
Certains livres de la Bible transmettent certes un grand nombre d’informations sur l’histoire du peuple hébreu, mais les auteurs s’attachent beaucoup moins à l’exactitude factuelle des événements qu’à leur sens profond. Ils n’hésitent pas à grossir tel ou tel événement pour en faire mieux comprendre la signification. Pour signifier, ils utilisent des signes. Prenons par exemple l’usage des chiffres qui dans la culture juive diffère beaucoup du nôtre. Pour nous les chiffres sont un moyen de classer, de quantifier, de positionner dans le temps et dans l’espace tel ou tel événement et notre ambition est d’être le plus précis possible. La préoccupation des hébreux est autre, ils cherchent à transmettre le sens de l’histoire et pour eux les chiffres (d’ailleurs associés étroitement à leur alphabet) ont aussi une valeur symbolique. La Bible donne beaucoup de chiffres mais en faire des informations objectives sur des quantités ou des dates exactes, c’est passer à côté de l’intention de l’auteur pour qui ces chiffres sont souvent destinés à apporter un complément de sens aux événements qu’il décrit.

Mais alors qu’en est-il de l’historicité de la Bible ?

Depuis une centaine d’année, de grandes avancées sur ce sujet ont été accomplies par les historiens et les archéologues. Le nombre de scientifiques qui ont travaillé sur la Bible ce dernier siècle est considérable. Leur première recherche a porté sur les documents eux-mêmes.
De quelle époque datent-ils ? Par qui ont-ils été écrits ?
Bien sûr, il n’existe pas d’originaux de ces textes. Ce qui est accessible aux chercheurs, ce sont des copies de copies de copies de manuscrits. Mais les manuscrits sont tellement nombreux et dispersés dans des lieux si éloignés les uns des autres que leur authenticité ne fait plus débat globalement chez les scientifiques.
Pour aucun texte au monde nous n’avons autant de manuscrits. Pour le seul Nouveau Testament, les chercheurs disposent de plus de 20.000 manuscrits écrits en grec, latin, copte, syriaque… Le fragment le plus ancien, un passage de l’évangile de Jean, a été daté autour de 130, soit à peine plus de 30 ans après sa rédaction. Pour l’Ancien Testament, les découvertes de Qumran en 1947 furent un événement considérable. Imaginez que les manuscrits les plus anciens dont nous disposions jusque-là dataient du IXe siècle de notre ère. Avec cette découverte dans des grottes situées dans le désert de Judée à quelques dizaines de kilomètres de Jérusalem, on a retrouvé des manuscrits datant du IIIe siècle avant notre ère, soit un bond en arrière de 1.200 ans. On comprend l’excitation des chercheurs ! Ils ont réussi après des années de travail à remettre au jour, entre autres, une version presque complète d’un des livres les plus longs de la Bible, le livre d’Esaïe. Et bien chose incroyable, c’est la copie conforme de nos textes actuels, à quelques détails mineurs près ! Comment ces textes ont-ils pu se transmettre ainsi sans altérations significatives à travers les siècles ? C’est un grand mystère, … En tout cas, merci à ces scribes, à ces moines qui avant l’imprimerie, ont passé toute leur vie à recopier ces textes pour nous les transmettre. Bien sûr, peu de gens avaient accès directement à ces trésors et il faudra attendre l’invention de Gutenberg et le premier livre imprimé, justement la Bible, pour qu’elle soit théoriquement accessible à tout un chacun.
Si l’authenticité des manuscrits ne pose plus problème, il n’en va pas de même pour celle des faits rapportés dans la Bible. Pour en décider on ne peut pas donner une réponse unique valable pour toute la Bible. Il faut se mettre dans le contexte de chacun de ces livres : l’époque à laquelle il a été écrit, celle des faits qu’il rapporte, le genre littéraire, la problématique à laquelle il répond, etc…Il faut donc aborder cette question, selon nos critères scientifiques, avec une approche spécifique pour chacun des livres.

La Bible n’est pas un livre de doctrine religieuse.
Elle  n’est pas un ouvrage de théologie dogmatique, ni un catéchisme. La Bible n’est pas un catalogue exhaustif de vérités religieuses à adopter. L’idée de vérité y est bien présente, mais elle ne prend pas la forme binaire que nous entendons spontanément, elle n’est pas régie par le principe de non-contradiction où ce qui est vrai s’oppose au faux et réciproquement. La vérité dans la Bible prend la forme d’une quête permanente collective et individuelle, où le questionnement sur les événements et les mots tient une place fondamentale. La vérité n’apparaît pas comme un contenu objectif, intemporel et universel que l’on peut figer dans un texte que chacun devrait adopter littéralement. Elle n’est pas un acquis, elle apparaît plutôt comme un cheminement, une direction, un sens que chacun doit explorer. La vérité se révèle chez un sujet. Elle ne tombe pas (ou pas seulement) du ciel, mais elle émerge, vivante, du cœur de l’homme non seulement à travers l’Histoire collective mais aussi dans ses expériences de vie personnelle.

Quelle unité, quelle cohérence entre ces livres ?

Après avoir levé les idées préconçues souvent rencontrées au sujet de la Bible, comment peut-on caractériser cette bibliothèque ? Quels sont les liens qui unissent ces livres ? Quelle cohérence entre eux ? Une réponse simple parait a priori impossible du fait de la diversité des genres littéraires et de la grande richesse de ces livres sur différents plans, historique, poétique, religieux, anthropologique et même philosophique.
On peut néanmoins identifier deux points fondamentaux qui découlent de ce nouveau rapport au temps et à l’espace que nous avons vu plus haut :

  1. Il s’agit de l’histoire d’un peuple, le peuple hébreu dont l’origine plonge dans un passé si lointain (environ deux millénaires avant notre ère) qu’il échappe à nos moyens d’investigation scientifiques. On ne pourra jamais démontrer scientifiquement qu’Abraham ou même Moïse ont réellement existé. Les plus anciennes découvertes archéologiques qui nous donnent des indices se recoupant avec l’histoire biblique remontent au IXème avant notre ère, à une époque où les hébreux avaient un territoire délimité, une réelle organisation politique et administrative, bref une nation, même si comme dit la Bible elle-même, elle était « la plus petite des nations de la terre» (Dt 7,7). Alors trouver des traces d’une petite tribu de nomades des centaines d’années auparavant semble définitivement impossible.
    Pourtant, phénomène unique dans l’histoire, ce peuple développe pendant des siècles une mémoire créatrice. C’est-à-dire que le long des siècles, son identité s’est construite par l’écriture de son histoire, depuis les récits mythiques des origines aux chroniques contemporaines des auteurs, selon un processus universel que le philosophe Paul Ricœur a décrit et théorisé sous le nom d’ « identité narrative ».
  2. Au cœur de cette histoire il y a une parole. La caractéristique de la Bible est l’expérience d’un Dieu vivant qui parle aux hommes, à la différence des dieux, « ces idoles muettes » (1Co 12,2). La première parole est celle reçue par un homme, Abram dans une région de l’Irak d’aujourd’hui. Un dieu lui parle (à l’époque chaque peuple avait son propre dieu), lui demande de partir de chez lui et lui promet, alors que sa femme est stérile, une descendance plus nombreuse que les étoiles et que le sable de la mer !  Des millénaires plus tard, des milliards de personnes issues des trois religions monothéistes de la planète se réclameront de sa paternité!
    Apparue avec Abram, cette parole continuera à se manifester sous des formes multiples tout au long de l’histoire tumultueuse de ses descendants en particulier par l’intermédiaire des prophètes.

«Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères par les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé à nous …» (He 1,1)

Cette parole fera de ce peuple un peuple à part, séparé des autres peuples. Du fait de cette séparation, de cette élection, son histoire sera qualifiée d’« Histoire Sainte », autre nom que l’on donne traditionnellement à la Bible. Étymologiquement le mot « saint » en hébreu traduit l’idée d’une séparation. Cela ne veut donc pas du tout dire que les protagonistes de cette histoire soient des saints dans le sens que nous entendons généralement c’est-à-dire des exemples de vertu et de grandeur morale.
En raison de la place centrale d’une parole adressée par Dieu à des hommes au cours de l’histoire millénaire d’un peuple singulier, on dira de la Bible qu’elle est  « Parole de Dieu ». 

La Bible, « Parole de Dieu »

Qu’entendre par « Parole de Dieu » ?

Cette expression « Parole de Dieu » ne se limite pas à désigner les passages de la Bible où Dieu parle précisément à tel ou tel personnage, elle recouvre l’ensemble des écrits de la Bible qualifiés d’ « inspirés ». Mais chaque phrase de la Bible sortie de son contexte, dissociée de la culture de l’époque, isolée de l’ensemble des textes bibliques, ne peut être considérée comme parole de Dieu et brandie en soi comme une vérité absolue. L’histoire nous a montré combien cet usage idolâtrique de la Bible était porteur de violence.

La Parole de Dieu, qui se déploie pendant un millénaire à travers des événements, des « oracles », portée par la mémoire d’un peuple toujours en sursis, toujours en migration, toujours à recréer, n’est pas succession de slogans simplistes, ni même une liste de préceptes imposés. Elle n’est pas un catalogue de solutions pour atteindre un objectif. Ce n’est pas non plus une parole ésotérique, destinée à des privilégiés ou à des mystiques, mais elle est destinée à tous pour créer un collectif qui ne sera plus déterminé par le passé et le lieu géographique, mais par l’engagement d’individus pour la construction d’un peuple nouveau à vocation universelle.
La Bible n’est pas une parole sur Dieu, elle est Parole de Dieu à l’homme pour l’homme. Elle est d’abord anthropologique avant d’être théologique. Elle tend à faire advenir des sujets libres et responsables; d’hétéronome (hétéro-nomos = loi imposée de l’extérieur), la loi biblique doit devenir autonome (auto-nomos = loi donnée à soi-même, loi intérieure).
Cette parole ne peut être réduite à une simple opération de communication, c’est une parole performative : en ce sens qu’elle réalise sur la personne qui l’écoute, les transformations qu’elle enseigne, elle pénètre et bouleverse la personne qui la reçoit.
« Vivante, en effet, est la parole de Dieu, énergique et plus tranchante qu’aucun glaive à double tranchant. Elle pénètre jusqu’à diviser âme et esprit, articulations et moelles. » (He 4,12)
La dimension très active de la Parole se traduit dans la Bible par des images symboliques charnelles. La Parole féconde et transmet la vie : de la fécondité d’Abram à celle de Marie, toute la Bible est rythmée par des récits imagés de naissances extra-ordinaires suite à une parole qui pénètre le cœur de l’homme à travers ses failles, ses blessures et ses manques.
Elle est aussi très souvent associée à la nourriture et à ses délices.
« Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu » (Dt 8,3)

« Dès que je trouvais tes paroles, je les dévorais. Ta parole m’a réjoui, m’a rendu profondément heureux.»(Jr 15,16)
«Tes paroles …. sont plus désirables que l’or et quantité d’or fin ; plus savoureuses que le miel, que le miel nouveau » (Ps 19,10).

L’étude de la Bible ne deviendra véritablement « Parole de Dieu » pour le lecteur que dans la mesure où les questions qui émergent de sa lecture rejoignent son expérience intime. Ainsi la Parole de Dieu suscite notre propre parole. La Parole de Dieu ne peut rester parole vivante sans être relayée par la nôtre. La Bible n’est guère accessible indépendamment de toute médiation; sans le secours de toutes les interprétations de ces textes transmises par nos prédécesseurs, nous n’aurions même pas idée de les lire, ni l’audace de proposer nos propres interprétations nourries à la fois des lectures transmises (ce que l’on appelle la tradition) et de l’apport des cultures de notre temps.

Ce travail de lecture active de la Parole qui s’appuie pour son interprétation sur la réalité de nos vies quotidiennes, génère un désir d’échange. Partager cette lecture au sein d’un groupe stimule notre pensée, éveille nos cœurs et nous protège des interprétations trop subjectives ou hasardeuses. La transmission de cette Parole se fait par l’écho qu’elle rencontre au sein d’un groupe. Les interprétations qui ne résonnent pas, qui ne sont pas relayées, s’éteignent d’elles-mêmes.

Métamorphose des mots et des expressions bibliques.

C’est sur un terreau culturel ancestral qu’est né dans les livres les plus anciens de la Bible, le sens premier des mots comme obéissance, péché, justice, sacré, sainteté, humilité, sacrifice, etc… ou des expressions comme la crainte de Dieu, la colère de Dieu, la volonté de Dieu. Or le sens de tous ces mots ou de ces expressions qui ont souvent une étymologie assez imagée, évolue, s’enrichit progressivement de contenus nouveaux qui se superposent aux précédents. La métamorphose de ces mots est à relier au développement du psychisme de l’homme et aux évolutions du sacré dont nous avons parlé plus haut.

Trop souvent dans la prédication classique ou dans l’enseignement du catéchisme destiné aux enfants, ce sont les sens premiers qui sont retenus et leur donnent des colorations moralisatrices, pauvres et univoques, qui entérinent des formes de domination et valorisent la soumission. Et pourtant, la richesse de la polysémie des mots et des expressions bibliques tend au contraire à arracher l’homme à toute forme d’esclavage pour le faire accéder à la Liberté et à la Vie. Pris dans leur contexte biblique ces mots paradoxalement incitent plus souvent l’homme à la transgression des pouvoirs établis qu’à la soumission. La méconnaissance de ces métamorphoses sur le terreau culturel et religieux de l’Ancien Testament peut induire et a de fait induit au mieux des incompréhensions, au pire de véritables contre-sens aux conséquences dramatiques. On connait sur certains individus les dégâts psychiques des discours « religieux » ultra culpabilisant. Sur un plan politique on voit sous nos yeux la Bible brandie par certains autocrates qui se présentent en défenseurs de la religion pour asseoir en interne leur emprise sur leur population et pour justifier en externe des mesures de défenses identitaires comme le rejet des migrants qui représenterait une menace de disparition de la chrétienté ! L’inverse même du message biblique.

Obstacles à l’écoute de la Parole

Ce double travail de la Parole, développement de la conscience individuelle et renforcement du sentiment d’appartenance à vocation universelle, s’est heurté dans la Bible et se heurte toujours à plusieurs types d’obstacles.

– Le premier est évidemment la non-écoute où, plutôt que d’écouter une parole difficile et exigeante, le peuple préférera retourner vers les pratiques religieuses ancestrales que la Bible condamne et qualifie d’idolâtries. La volonté de se fondre dans les civilisations ambiantes, relève de la peur de l’inconnu. Le refus d’être « séparé », d’être « saint », freine le développement de la conscience individuelle. Il se traduit alors d’une façon ou d’une autre par des retours vers des formes modernisées du sacré tribal.

– Le second obstacle est la fixation sur la Parole (pour utiliser un terme de psychologue) qui est alors simplement rabâchée au sein d’une pratique rituelle de plus en plus formalisée qui frise le magique. Elle est signe d’une identité fragile en quête d’assurance. La Parole, devenue objet d’une fixation, n’est plus une parole vivante, elle est alors réduite à un objet, signe d’appartenance religieuse. Elle perd sa force de transformation de la personne et se sclérose.

– Un autre obstacle beaucoup plus subtil et dangereux est celui de l’appropriation de la Parole. C’est la dérive du « sacré de type clérical » dans laquelle des experts utilisent leurs connaissances, leur maîtrise des textes ou la rigueur de leur pratique religieuse pour exercer un pouvoir sur les laïcs (l’étymologie du mot laïc = inculte). Les interprétations du texte sont alors contenues dans un savoir circonscrit, dans un dogme figé qui répond à toutes les questions, à rebours de l’interprétation symbolique qui reste ouverte au questionnement – la question est plus importante que la réponse – et tend vers un élargissement progressif et infini du sens du texte. Cette appropriation de la Parole transmet un « savoir » sur Dieu. Elle induit une attitude de soumission au détriment de l’exercice de la liberté et de la responsabilité personnelle. Tel n’est pas du tout l’esprit de la « Parole de Dieu ». La Parole est une pédagogie, elle ne s’impose pas, elle répond à un désir qui doit s’enrichir dans un travail collectif et individuel de compréhension

Pédagogie pour l’humanité en gestation.

Toute l’histoire biblique reflète la tension entre d’une part une appartenance religieuse spécifique qui se déploie par une filiation au sein d’une tradition (du mot latin tradere qui signifie « transmettre »), et d’autre part un arrachement des ligatures qui emprisonnent l’individu et entravent sa marche.

Dans la Bible, la libération est synonyme de cheminement, d’exil, d’exode, et de diaspora. Elle traverse des doutes, des déceptions, des rebellions. Ce double mouvement apparemment contradictoire, appartenir et se séparer, relier et délier, douter et faire confiance, se traduit par un long, laborieux et souvent douloureux travail d’ouverture, d’élargissement, de dilatation de l’appartenance. La Bible est cette gestation de l’humanité qui conduit chacun à trouver sa voie par et au-delà des limites des appartenances religieuses.

Comment lire, comprendre et interpréter la Parole ?

Décalage culturel

Nous avons évoqué l’obstacle du décalage culturel qui nécessite que le lecteur prenne en compte le contexte historique et  particulièrement les pratiques religieuses des peuples environnants pour percevoir l’originalité des spécificités de cette Parole. De ce point de vue les travaux des ethnologues, anthropologues et historiens des religions sont des apports nouveaux très précieux.
Mais qui dit parole dit usage de mots. Et là de nouveaux obstacles apparaissent liés à la langue et à l’usage évolutif des mots au cours du temps.

L’hébreu

L’hébreu est une langue très ancienne qui a vu le jour à une époque où l’écrit n’était qu’un support mnémonique de l’oral. Les lettres, uniquement des consonnes, permettaient au lecteur de retrouver le texte oral dont il connaissait déjà parfaitement les sonorités (la lecture était toujours publique, la lecture privée silencieuse ne viendra que beaucoup plus tard). Ce n’est qu’au troisième siècle de notre ère que des rabbins, par crainte de la disparition de cette mémoire orale, éprouvèrent le besoin de fixer la sonorité du texte avec l’écriture massorétique qui  inclut des voyelles par l’insertion de points sur les consonnes.

L’hébreu est une langue de poètes qui joue avec les mots, les fait résonner entre eux. Le sens des mots à travers les âges évolue, s’enrichit et prend de nouvelles couleurs, des harmoniques multiples. Les mots bibliques comme le montre bien Delphine Horvilleur, rabbin, dans son livre « En tenue d’Eve », sont des fils qui suivent une trame, s’entrecroisent à l’infini pour former, une texture, un textile, un texte, qui à la fois révèle et voile pudiquement la Parole divine.

Traductions

Autant dire que la traduction est un travail compliqué, une mission presque impossible. Depuis ces dernières années un grand nombre de traductions ont vu le jour. Elles obéissent chacune à un objectif spécifique : coller au maximum à la littéralité du texte,  le rendre accessible au plus grand nombre par l’usage d’un langage courant, mettre en évidence la beauté littéraire, le rythme des phrases et la puissance des images ou encore cerner au plus près les concepts psychologiques ou théologiques sous-tendus, etc… Aucune traduction ne peut allier dans un seul texte, ces différentes dimensions, c’est toujours un choix difficile.

Herméneutique et exégèse

Mais cette difficulté est une richesse et une chance. La distance, entre ce qui est écrit et ce que chacun peut comprendre, crée un espace infini de questionnement et d’interprétation où chacun doit prendre sa place. Cette place n’est pourtant pas arbitraire et purement subjective, elle nécessite médiation, partage de point de vue, confrontation. Lévinas parle d’une parole, non subjective, mais subjectivante : la parole crée le sujet.
Cette diversité de lecture possible, liée à la structure même de la langue hébraïque et à sa richesse symbolique, a suscité le développement d’une science de l’interprétation que l’on nomme « herméneutique » (ce mot, né de la nécessité d’interpréter les textes bibliques, est maintenant utilisé dans de multiples champs du savoir). L’herméneutique a trouvé son expression dans le judaïsme avec le Talmud qui explore par le jeu des mots, le rapprochement des racines, la juxtaposition d’images, etc… toute la richesse symbolique du texte biblique. Dans le monde chrétien, moins familier de la langue originale du texte, le travail de lecture prendra plutôt la forme d’une exégèse, c’est-à-dire d’une explication de texte. C’est une approche plus rationnelle, plus scientifique du texte, cependant la pratique de la « lectio divina », pratique ancienne et traditionnelle chez les moines, complète cette lecture scientifique par une lecture plus spirituelle.

L’ampleur des recherches sur la Bible, ce dernier siècle, est impressionnante. Elles émanent naturellement d’exégètes, de théologiens, d’historiens, d’archéologues. L’Ecole Biblique de Jérusalem, fondée en 1920 par des dominicains, fait figure de précurseur dans ces domaines de recherche. Depuis, l’étude de la Bible a aussi été investie dans de nombreux pays par des chercheurs dont le champ de compétence parait plus surprenant : des anthropologues, des sociologues, des psychanalystes, des philosophes, juifs, chrétiens ou athées se sont penchés avec passion sur le texte hébreu (ou grec pour le nouveau testament). De leurs travaux sont nées de nouvelles interprétations de ces textes qui enrichissent la lecture traditionnelle. Ils contribuent ainsi dans la mesure où ces interprétations trouvent un écho dans l’expérience intime des lecteurs, à alimenter et à faire vivre la tradition. Il peut paraître d’ailleurs assez surprenant et paradoxal pour certains de constater que ces apports émanent parfois de personnes qui se déclarent non-croyants !

Dans quel ordre lire les livres de la Bible ?

Nous avons vu que la rédaction de ces livres s’étale sur un millénaire. Il est difficile de dater précisément l’édition de tel ou tel écrit et donc de définir un ordre chronologique des éditions de cet ensemble. Les chercheurs ont pu mettre en évidence des probables corrections, ajouts, tout au long de l’histoire, par ceux que l’on appelle les scribes. L’idée même de droit d’auteur, de propriété intellectuelle est étrangère à la culture juive. Ces textes sont vivants, ils appartiennent au peuple. Les chercheurs ont démontré que, par exemple, le livre de la Genèse qui relate les débuts de l’humanité fut rédigé postérieurement aux livres de Josué et des Juges, relatant l’histoire du peuple hébreu entre le douzième et le dixième siècle avant notre ère.
J’ai choisi de commenter les livres de la Bible dans l’ordre du déroulement « historique » des évènements, ordre qui est adopté dans la plupart des traductions même si cet ordre ne correspond pas toujours à l’ordre d’édition de ces livres.

La « bonne nouvelle » de la Bible au sein du tragique de l’histoire

A l’instar de tous les grands courants spirituels, la Bible met en avant la dignité et la liberté de l’homme tout en intégrant la dimension tragique de l’histoire, l’incapacité de l’homme à atteindre cette liberté par ses propres forces et la désespérance qui peut s’ensuivre. Elle dépeint avec réalisme, un monde divisé par l’égoïsme, la rivalité, la haine entre les peuples, elle met en lumière la puissance du mal qui pénètre les sphères les plus nobles de l’humain : la politique, les quêtes spirituelles et religieuses : « Ce n’est pas à l’homme que nous sommes affrontés, mais aux Autorités, aux Pouvoirs, aux Dominateurs de ce monde de ténèbres » (Eph 6,12).
Dans cette lutte contre le mal, la Bible fraye une voie de libération par un renversement complet des attributs de la Puissance et du Pouvoir. L’histoire du Christ accomplit définitivement ce renversement: à la domination il substitue le service, à l’appropriation le don, au désir d’emprise (signe de peur) le lâcher-prise ou l’abandon (signe de confiance), à la retenue des fautes par le jugement et la condamnation l’effacement de la faute par le pardon.

Les récits de sa mort après sa condamnation par les autorités religieuses et politiques, illustrent explicitement ces attributs du pouvoir divin : service, don, abandon, pardon. Sa résurrection est promesse de vie pour tous les hommes qui sont appelés, quel que soit leur origine ou leur religion, à coopérer sur cette base à l’achèvement de la création, à la réconciliation des peuples et à l’unification de l’humanité.

Au  sein même du tragique de l’histoire, l’annonce « inouïe » de la victoire finale du faible sur le fort, du pauvre sur le riche, du modeste sur l’arrogant est «  la bonne nouvelle ». Prodigieuse vision de l’histoire décrite en langage crypté dans le dernier livre de la Bible, « l’Apocalypse » qui nous redonne espoir dans l’avenir menacé du monde.

 

Alors cheminons ensemble…

Ancrés dans le quotidien de notre condition humaine, tiraillés entre traditions et nouveautés, attachements et arrachements, raison et poésie, nous sommes ainsi appelés à cheminer vers les nouveaux horizons de cette « difficile liberté » (titre d’une œuvre de Lévinas -1976). Dans ce renversement de la notion de pouvoir et de liberté se révèle notre condition divine qu’il est de notre responsabilité d’accueillir avec le soutien de la puissance de l’Esprit. Esprit qui se révèle explicitement après la mort de Jésus afin de nous aider à créer un peuple réellement universel qui inclut toute la diversité des cultures et qui exclut toute forme de domination.

En m’aidant de nombreux auteurs, pas toujours accessibles aux non-initiés, et par un travail personnel et persévérant de lecture, soutenu par un partage collectif, les commentaires des textes bibliques qui suivent, nourris des questions soulevées au sein des groupes de lectures, n’ont d’autre but que de faire résonner en nous la puissance et la profondeur de cette Parole et de susciter un questionnement renouvelé.




Matthieu 5-7

Le sermon sur la Montagne

Ces trois chapitres regroupent les paroles de Jésus dans ce que l’on a appelé « le sermon sur la montagne ». C’est  le discours inaugural de sa mission, le premier et le plus long des cinq discours, qui éclaire la nature de ce Royaume, les critères qui caractérisent ses membres, et les  voies à suivre pour y pénétrer.

Chapitre 5

  • Béatitudes 3-12
  • Sel de la terre et Lumière du monde 13-16
  • Accomplissement de la Loi- (Accomplissement = remplir de sens)

Chapitre 6

  • Sens des pratiques cultuelles (Ch. 6) (prière, jeûne et aumône)
  • Prière : le Notre Père
  • Le jeûne
  • Votre trésor # l’argent
  • Relativiser les soucis.

Chapitre 7

  • Ne pas juger
  • Ne pas jeter de perles aux pourceaux.
  • Savoir demander
  • La relation à l’autre : Récapitulatif de la Loi et les prophètes.
  • Etroitesse de la voie
  • Faux prophètes : jugement de l’arbre à son fruit.
  • Les vrais disciples : ceux qui écoutent la Parole et font la volonté
  • Conclusion : impression de l’autorité de Jésus sur les foules. Le « Je » de Jésus.

A quoi reconnait-on les membres du royaume ? (Mt 5)

Le discours commence par un célèbre passage connu sous le nom de « Les Béatitudes » (Mt 5,1-11).  Il s’agit d’une anaphore (répétition d’un même mot ou d’un même membre de phrase en début de phrase) avec le mot « Heureux … » suivi d’une caractéristique des membres du royaume.
Les qualificatifs que Jésus associe aux bénéficiaires de ce bonheur sont pour le moins paradoxaux : les pauvres, ceux qui pleurent, ceux qui ont faim et soif, ceux qui sont persécutés, ceux qu’on insulte. A priori, comme ça,  on peut trouver mieux dans notre quête du bonheur ! Le bonheur dont Jésus parle ici n’est pas tout à fait ce que l’on imagine spontanément ! Il est bien loin d’une satisfaction béate et statique comme pourrait le laisser entendre le terme de béatitude. Pour comprendre le terme traduit ici par heureux ou bienheureux, il faut intégrer l’arrière-plan biblique de ce discours et en particulier dans la Torah ce passage du Deutéronome :

« Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur…
c’est la vie et la mort que j’ai mises devant vous, c’est la bénédiction et la malédiction.
Tu choisiras la vie pour que tu vives….
C’est ainsi que tu vivras et que tu prolongeras tes jours, en habitant sur la terre que Yhwh a juré de donner à tes pères Abraham, Isaac et Jacob.» (Dt 30, 15-19)

Le terme « heureux » renvoie à ce choix positif, à cet hymne à  la Vie par l’attachement à Yhwh et l’écoute de sa parole. La Bible de  Chouraqui pour exprimer la dynamique qu’il y a dans ce mot a traduit  par « En marche … » au lieu de « heureux …». Le chemin vers la Vie et le Bonheur est ici conditionné paradoxalement au sentiment de non-satisfaction, de manque et donc par opposition, ce chemin semble fermé aux hommes repus et contents d’eux-mêmes. Les sentiments de manque et d’insatisfaction nous ouvrent une voie. Il faut donc vivre avec, les porter et ne pas chercher à les combler par une fuite en avant, dans une quête aveugle d’une satisfaction superficielle de ses besoins et de ses plaisirs. Le manque nourrit, amplifie le désir. Dans ce vide créé par le manque, le désir de paix, de justice, de miséricorde permet à la Parole de pénétrer profondément dans notre cœur, de nous transformer et de nous ouvrir ainsi la voie de la réalisation de la Promesse, du chemin de la terre promise.

Vous êtes le sel de la terre et la lumière du monde

« Vous êtes le sel de la terre. » (Mt 5, 13)
Dans l’alimentation, le sel a une double fonction, conserver les aliments et leur donner du goût.

Or notre terre est menacée de décomposition par l’homme suffisant, refermé sur lui-même ou  dominé dans sa  relation à l’autre par son seul intérêt, son besoin de s’imposer. Le royaume des cieux n’est pas un autre monde sans lien avec notre terre. Notre terre est une terre savoureuse qui doit être sauvée de la disparition par l’écoute, le respect des hommes et de la nature. La terre promise n’est pas une autre terre, mais notre terre, que le disciple, modeste petit grain de sel, va permettre de conserver et de lui donner du goût. Dans le livre de la Genèse nous avons vu que l’homme était au centre de la création. Toute la création est pour l’homme, mais l’homme est responsable de toute la création. Le disciple qui assume sa non-suffisance, sa pauvreté et aspire à une relation entre les hommes, faite de justice et de paix, sauve le monde de la décomposition où l’entraine la suffisance des hommes et en fait ressortir toute la saveur. C’est le lien avec Dieu et les autres hommes qui permettent au disciple d’accomplir cette mission de rédemption du monde qui lui a été confiée depuis la création (Gn 1).

« Vous êtes la lumière du monde. » (Mt 5, 14)
Lors de la création du monde c’est la lumière qui advint en premier (Gn 1,3), avant elle tout était « tohu-bohu ». En devenant disciple, l’homme devient lumière du monde, il participe de fait au sauvetage de la création. Sa lumière permet aux autres hommes de trouver le sens de la Vie et de s’ouvrir à l’intelligence du monde. Intelligence du monde dont un peu plus loin (Mt 11,25), Jésus avec un brin de provocation, comme souvent, se félicitera de la voir rester cachée à ceux considérés comme plus intelligents, les sages et les savants et demeurer accessible aux petits, aux faibles. Ces derniers sont plus spontanément dans la demande d’aide alors que les sages et les savants pensent parfois plus facilement qu’avec leur savoir et leur intelligence, ils pourront par eux-mêmes faire face aux difficultés ou satisfaire leurs besoins.

La lumière et la Torah-Injonction d’accomplir la Torah

Dans le Talmud, la Lumière (Orah en hébreu) est entièrement contenue dans la Torah. Jésus avec ces paroles, sur les disciples qui doivent être la lumière du monde, ne conteste-t-il pas le cœur même du judaïsme, à savoir que seule la Torah est porteur de la Lumière créatrice ? Matthieu prend donc soin, après ce dire de Jésus sur les disciples « lumières du monde » d’enchainer sur des dires de Jésus où il dévoile avec des exemples très concrets le sens profond de la Torah (Mt 5,17-48).

Jésus exerce là la fonction traditionnelle de Rabbin qui est de commenter et d’interpréter les textes.
Il commence par une affirmation extrêmement ferme sur la Torah : non seulement il n’est pas venu « abolir »,  « déconstruire » la Torah, mais quiconque osera y toucher un tant soit peu ne pourra accéder au Royaume des Cieux. Il se pose là comme un défenseur sans faille de la Torah, puis, assez paradoxalement, il enchaîne de façon très audacieuse par une série de développements sur le contenu de la Torah, sur le mode  « Il vous a été dit…, moi je vous dis…» qui semble à première vue contredire cette entrée en matière.

Le sens des injonctions de la Torah

Nous avons vu que la Torah, terme que nous traduisons improprement par Loi (Enseignement serait plus juste) est une pédagogie. Elle contient un ensemble d’interdits qui ont pour fonction de poser les limites.
Les sciences psychologiques modernes ont démontré clairement que la pose de limites par les parents est la condition incontournable du développement psychique et de la socialisation d’un enfant. Ces interdits sont pour l’enfant  des contraintes extérieures à respecter sous peine de punitions. Les causes profondes de ces interdits ne sont pas immédiatement assimilables par l’enfant et ne nécessitent pas immédiatement de la part des parents une justification. Le respect de l’interdit par l’enfant doit précéder le temps où il pourra en comprendre le sens.
Mais la maturité venant, l’homme doit progressivement intégrer, intérioriser la raison profonde de ces interdits et en percevoir toutes les dimensions.

Passage de l’interdit à la morale

Sur cinq interdits importants de la Torah (Exode 20), le meurtre, l’adultère, la répudiation, les serments et la vengeance, Jésus va poursuivre explicitement le projet pédagogique de la Torah qui, au-delà de la pose des limites, est de faire advenir des adultes libres et responsables. Ainsi l’action des hommes, au départ déterminée par une prescription extérieure qui semble apparemment entraver leur liberté, pourra se développer, s’épanouir avec l’intégration d’une morale, d’une éthique. Jésus n’est pas le premier à enseigner la nécessité de la morale, les prophètes dans la Bible mais aussi les sages d’autres cultures ont tous, avant lui, travaillé au développement de la  morale pour responsabiliser les hommes, leur insuffler un « sens du devoir », développer,  éclairer leur volonté pour leur permettre un « vivre ensemble ».
Ce développement d’une morale entraine une évolution des règles de la Torah. Les règles que l’on donne à un enfant ne sont pas les mêmes que celles que l’on donne à un adolescent.
La règle de la Torah « œil pour œil, dent pour dent » (Mt 5,38) est à cet égard très significative. Il est intéressant de constater que dans nos sociétés modernes cette formule héritée de la Bible est perçue comme l’expression de ce qu’il ne faut pas faire alors que dans le contexte biblique d’alors elle est au contraire la règle à respecter. Cette règle au sein de ces sociétés archaïques dominées par la nécessité de la vengeance a fondamentalement pour but de limiter la violence, d’éviter son emballement, de poser des limites à la vengeance. Jésus va sur ce point aussi fondamental de la violence, demander explicitement l’arrêt total de toute vengeance. Il va même aller beaucoup plus loin, non seulement il proscrit toute vengeance mais il demande à la victime de la violence d’accompagner, d’entourer, d’aider l’auteur de cette violence.

«  Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant.
Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre.
A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau.
Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. » (Mt 5,39-41)

Là  Jésus semble pousser le bouchon un peu loin. On sort du domaine  de la morale.

Au-delà de la morale

Jésus enchaîne par l’injonction d’aimer ses ennemis (Mt 5,44). Quoi ! Chercher à aimer ceux qui nous dérangent, ceux qui nous sont hostiles, ceux qui nous méprisent, ceux qui nous blessent, ceux qui veulent nous détruire, c’est peut-être beaucoup en demander. Cette voie est franchement impossible à l’homme, elle sort du champ de la nature de l’homme. Il est en effet dans sa nature comme dans celle de tout être vivant de faire effort pour persévérer dans son être (le conatus de Spinoza) et aimer ses ennemis n’est-ce pas risquer d’être détruit par eux ? L’injonction de Jésus d’aimer, sort du domaine de la volonté, elle casse les limites du champ du « sens du devoir » et de la morale. En plus Il nous demande d’en être heureux quand cela nous arrive !!!

« Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés » (Mt 5,11-12)

Certes nous avons vu le cas de Jérémie qui, après avoir été jeté au fond d’une fosse,  crié sa douleur et son incompréhension totale, chantait les louanges de Yhwh du fond du trou. De même le « serviteur souffrant » d’Esaïe, certains auteurs de psaumes et bien sûr Job semblent aussi avoir vécu dans la souffrance extrême ces expériences intérieures exceptionnelles où tout bascule. Mais il s’agissait de cas exceptionnels et là Jésus en fait une caractéristique fondamentale générale et incontournable de ses disciples. Il la justifie par cette phrase :

« Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes …
Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,44-48)

Jésus donne là une définition de la perfection du comportement humain, qui fait écho à deux passages de la Torah :

« Tu seras entièrement attaché (parfait) à Yhwh ton Dieu » (Dt 18,13)

« Soyez saints, car je suis saint, moi, Yhwh votre Dieu » (Lv 19,2)

En quoi consiste cette perfection, cette sainteté ?

La perfection ou la déclinaison du don en don, pardon, abandon.

Ainsi donc la perfection c’est, à l’image du Père, d’aimer tout individu. Donner…  donner toujours et sans cesse  sans que cet acte soit conditionné par un jugement de valeur sur le donataire. En effet donner … à condition que le donataire le mérite, à condition d’être sûr qu’il en fera bon usage, à condition qu’il soit reconnaissant, ce n’est déjà plus tout à fait donner. Un don assorti de conditions n’est pas pur don, il relève plutôt de l’échange, du « donnant-donnant », expression qui justement est paradoxalement la négation du don qui  par définition est gratuit.
Cette logique du don enseigné par Jésus trouvera une forme supérieure avec le par-don,  perfection du don, un don par(-dessus le) don, flux de don qui ne s’arrête jamais, qui submerge tous les obstacles. Là Jésus nous enjoint d’avancer sur une voie qui surpasse la nature de l’homme (sur-naturelle), qui sort du champ du possible (impossible). Un passage du prophète Osée  laisse à penser que le pardon est une prérogative divine inaccessible à l’homme.

«  Comment te traiterai-je, Ephraïm, te livrerai-je, Israël ?
Mon cœur est bouleversé en moi, en même temps ma pitié s’est émue.
Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère, je ne reviendrai pas détruire Ephraïm;
car je suis Dieu et non pas homme, au milieu de toi, je suis saint »  (Os 11,8)

Alors comment Jésus peut-il nous demander ce qui est impossible à l’homme ?

Comment peut-on donner sans cesse, pardonner toujours, sans se vider, sans s’anéantir soi-même ?

Qu’est-ce qu’on entend exactement par pardon ?

On touche là le cœur de la révélation biblique et de la tragédie humaine.
Dans ce chapitre 5 de Matthieu, Jésus nous plonge dans une perspective infinie qui nous laisse perplexe mais il ne répond pas directement à ces questions, sinon par une promesse de Vie.
Plus tard Jésus ne donnera pas non plus de réponses théoriques mais il posera des actes concrets, en particulier dans son affrontement avec les autorités religieuses, qui ouvriront pour nous le chemin, le passage de la mort à la vie. Sur ce chemin dont nous parlerons tout au long des évangiles et des textes bibliques postérieurs à Jésus, une autre déclinaison du don apparaîtra qui est l’abandon. L’étymologie de ce mot donné par « Le Robert » viendrait d’une expression en vieux français «  mettre à bandon », c’est-à-dire céder le pouvoir, donner le pouvoir à quelqu’un d’autre. On retrouve là la réaction de Jésus lors de la tentation qui refuse de garder le pouvoir pour lui-même, pour son moi. Il y a l’idée de recevoir le don de l’autre. On ne peut donner sans arrêt sans s’ouvrir, se dilater pour accueillir le don de l’Autre. Sans cette disposition d’abandon à l’autre, le don permanent peut n’être qu’une forme subtile et puissante du renforcement de l’ego.
On aura l’occasion d’y revenir plus tard car les enjeux sont considérables, il y a derrière cette idée d’abandon toute une spiritualité qui se développera dans le christianisme après la mort du Christ avec des mots comme l’abnégation, le désintéressement, le renoncement dont la Croix sera le symbole. Mots incontournables mais qui parfois déconnectés de la trame biblique donneront lieu à des dérives spirituelles dangereuses. Mots que l’on peut rapprocher de termes plus modernes et plus psychologiques comme le lâcher-prise, le décentrement du moi.
Pour le moment Jésus revient plus concrètement sur la Torah et sur les piliers des pratiques religieuses courantes que sont le jeûne, la prière et l’aumône.

La vérité dans les pratiques religieuses (Mt 6)

Jésus dénonce les pratiques religieuses quand elles sont motivées par le désir de se valoriser. Pratiquées par souci des apparences, elles perdent toute leur valeur et ne sont plus qu’hypocrisies. La vrai pratique, que ce soit dans l’aumône, la prière ou le jeûne est discrète et passe pratiquement inaperçue aux yeux des hommes. Pour la prière, inutile de faire de grandes phrases ou de répéter sans arrêt « Seigneur, Seigneur », de s’afficher en public pour attirer l’admiration, mais il incite plutôt à se confiner.
« Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. » (Mt 6, 6)

Le « Notre Père »

La prière qu’il propose à ses disciples  dans le retrait et la solitude, n’est pas pour autant la prière d’un solitaire coupé du monde.
« Vous donc, priez ainsi: Notre Père qui es aux cieux, fais connaître à tous qui tu es, fais venir ton Règne, fais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel. Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin, pardonne-nous nos torts envers toi, comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous, et ne nous conduis pas dans la tentation, mais délivre-nous du Tentateur» (Mt 6, 9-14).(Traduction de la TOB)

Notre Père qui es aux cieux

Ce n’est pas un « moi » qui s’adresse à Dieu pour obtenir son petit salut personnel, mais un « nous ». Par ce « nous », le priant s’associe à tous les hommes. Par cette référence à un père commun, il devient  le frère de tous, solidaire de toute l’humanité. Avec ce « Notre père » et   cette référence « aux cieux » il se situe d’emblée dans l’universel qui rassemble et  unit.

Fais connaître à tous qui tu es  (autre traduction : Que ton nom soit sanctifié)
Fais connaître « ce Nom » indicible (sanctifié), ce Nom qui ne doit pas être instrumentalisé, que l’on ne doit pas s’approprier dans le confort de certitudes religieuses. Cette connaissance demandée n’est pas l’acquisition d’un savoir consigné dans un dogme mais l’attente d’une nouvelle naissance intérieure.

Fais venir ton Règne

Le terme de « Règne » regroupe les deux notions de territoire et de royauté, objets de la promesse et de ce désir multiséculaire. Jésus l’appelle « royaume des Cieux », pour faire entendre que le désir déborde de toute satisfaction territoriale, sociale ou politique. Ce règne est celui entrevu avec lyrisme par les prophètes annonçant l’avènement d’une ère nouvelle.
 «  Je conclurai avec mon troupeau une alliance de paix, je supprimerai du pays les bêtes féroces, il habitera en sécurité dans le désert et sommeillera dans les fourrés. De ce pays et des alentours de ma colline je ferai une bénédiction. Je ferai tomber en son temps la pluie qui sera une pluie de bénédiction. L’arbre des champs donnera son fruit et la terre ses récoltes ; mon peuple sera en sécurité sur son territoire ; alors ils connaîtront que je suis Yhwh quand j’aurai brisé les barres de leur joug et que je les aurai délivrés de la main de ceux qui les asservissaient… Il n’y aura plus dans le pays des gens emportés par la faim ; les nations ne leur feront plus porter de déshonneur. Alors ils connaîtront que je suis YHWH, leur Dieu, qui suis avec eux, et qu’ils sont mon peuple, la maison d’Israël » (Ez 34,24).

Fais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel

Le terme de « volonté », à la lumière de ce que l’on vient de voir, n’a pas la connotation d’imposition par la force d’un vouloir. Il exprime le désir de réalisation d’un projet, celui initial de la création du monde. Par cette prière nous nous impliquons dans ce projet, nous en devenons les coréalisateurs.

 

L’injonction du « Fais », traduction de notre désir, adressée trois fois à Dieu est surprenante, dire à Dieu ce qu’il doit faire, comment il doit s’affirmer !!! Loin d’une soumission passive à Dieu, elle traduit un désir de réalisation de son projet qui concerne l’humanité entière, ce désir est irréductible à la recherche d’une satisfaction personnelle, d’une solution à nos problèmes, car comme l’écrit Lévinas, «  la responsabilité pour autrui ne relève pas du désirable pour le moi, elle oblige à l’Infini ».
Cette première partie du « Notre Père » tournée vers l’infini est à l’opposé  du « désir de Dieu » analysé par Freud. Pour lui l’homme projette ses désirs vers un dieu imaginaire tout-puissant dont il demande un retour, une contrepartie à sa soumission. Il y voit l’expression d’un besoin de consolation, le comblement d’un manque où Dieu est l’objet fantasmé du désir de l’homme. Ainsi le « désir de Dieu » selon Freud aliène l’homme dans la conquête illusoire de satisfactions.   Ici c’est le mouvement inverse, il est demandé à Dieu, de manifester, de partager, de réaliser ses désirs à lui, avec « nous ». Le mouvement part de Dieu qui appelle l’homme à partager son projet.

Le titre d’un livre de Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, illustre bien ce renversement du mouvement du désir qui s’oppose à l’idée de Dieu déclinée par Freud. C’est Dieu qui vient à l’homme et non l’inverse.
L’évangéliste Jean le dit autrement : « Voici ce qu’est l’amour: ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés » (1Jn 4,10).
La doctrine de l’incarnation enseigne que ce désir venu de l’infini se joue sur terre, parmi les hommes, nulle part ailleurs : « Si quelqu’un dit : « J’aime Dieu », et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu, qu’il ne voit pas » (1Jn 4,20).

Dans l’acception de Lévinas, l’homme sort du « moi » pour entrer en relation. Il est choisi, « élu » par Dieu pour collaborer à la réalisation d’un projet commun sur l’humanité. Cette élection élève le sujet, le révèle à lui-même, le libère du souci de s’affirmer. Ce passage de l’aliénation à l’élection, de la soumission à la responsabilité se traduit dans la Bible par l’occurrence de l’expression « Me voici », qui est la réponse de tous les prophètes à l’appel de Yhwh. L’homme s’affirme face à l’appel de Dieu par un « vois-moi ». Un sujet se pose face à Dieu et prend ses responsabilités. Cette responsabilité non demandée par l’homme, loin de combler tous ses désirs, crée une blessure, l’affecte, creuse un peu plus le trou de son désir. Cette prière du « Notre Père » active le basculement du désir, sort le sujet de l’enfermement de l’affirmation de son « moi » pour lui ouvrir le chemin de l’universalité.

Un tel renversement nécessite un réel abandon (a-bandon = hors du pouvoir) de la volonté propre et de ses fixations. Cette ouverture du désir à ce qui vient de l’Infini ne peut être par définition le fait de la seule volonté, elle nécessite des ressources tout à fait nouvelles, un don de Dieu. C’est l’objet de la deuxième partie de la prière du « Notre Père » qui se déploie sur trois axes :

Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin

Cette nécessité d’un don de Dieu pour nous permettre d’œuvrer à son projet pour l’humanité, nous l’exprimons très concrètement par une demande de pain. Nous avons vu plus haut, lors de la sortie d’Egypte, toute la richesse symbolique du pain qui est associé à la Parole. Par cette demande nous prenons acte que notre avenir dans la réalisation de ce projet nécessite non seulement la satisfaction de nos besoins biologiques, mais aussi et tout autant l’intelligence de son enseignement.

Pardonne-nous nos torts envers toi

Le don de Dieu trouve son accomplissement dans le par-don, la perfection du donToute l’histoire est faite de nos égarements, des fixations de nos désirs.  Ce nouveau règne ne peut advenir sans l’effacement des conséquences de ces égarements, comme l’a prédit le prophète Jérémie : « Je pardonne leur crime ; leur faute, je n’en parle plus »(Jr 31,31).
Ce pardon n’est pas simplement un acte ponctuel vis-à-vis d’une personne précise, mais un état d’esprit intérieur permanent,  état d’esprit qui ne nie en rien  la nécessité de l’action de la justice. A l’apôtre Pierre qui lui demande combien de fois il lui faut pardonner, jusqu’à sept fois ? Jésus répond « soixante-dix fois sept fois », expression pour désigner un nombre infini (Mt 18,21-35).

Ne nous conduis pas dans la tentation, mais délivre-nous du Tentateur

Ce verset a fait l’objet d’une nouvelle traduction dans la liturgie catholique. On dit maintenant à l’église « ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre nous du Mal ». Le mot grec traduit par tentation peut aussi être traduit par épreuve. Aussi je me permets de vous soumettre cette traduction, un peu familière certes, mais qui me parle bien : « ne nous laisse pas tomber lorsque nous traversons une épreuve ». Dans les difficultés que nous affrontons, nous avons besoin de sa présence pour écarter le « Mal » qui nous tente. L’expression populaire courante d’un individu en colère « Retiens-moi, sinon je vais faire un malheur ! », exprime à sa façon la nécessité d’une présence lors d’une épreuve.

Notre Trésor

Cette relation de confiance absolue avec le Père est notre trésor inaliénable, tout le reste est secondaire. L’argent ?  Méfiez-vous en, c’est un faux trésor. Portez un regard lumineux sur toute chose. Les soucis quotidiens ? Libérez-vous de l’angoisse du lendemain. Un psaume déjà célébrait la libération que procure la confiance.

« Si Yhwh ne bâtit la maison, ses bâtisseurs travaillent pour rien.
Si Yhwh ne garde la ville, la garde veille pour rien.
Rien ne sert de vous lever tôt, de retarder votre repos, de manger un pain pétri de peines !
A son ami qui dort, il donnera tout autant. » (Ps 127)

Jésus avec de belles images sur les oiseaux du ciel et les lis des champs incite à ne pas se laisser pas envahir par les soucis.

« Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain: le lendemain s’inquiétera de lui-même» (Mt 6, 33).
Et il conclut par  cette phrase qui est devenue un adage bien connu « A chaque jour suffit sa peine » (Mt 6, 34).

Les nouveaux commandements qui en découlent (Mt 7)

La Parole de Dieu et la confiance qu’elle inspire est un trésor. Il faut y tenir comme à la prunelle de nos yeux, il ne faut pas la banaliser et prendre certaines précautions dans son usage.
Avant tout, ne pas utiliser cette Parole pour juger les autres, pour se présenter comme censeur, car tout jugement peut se retourner violemment contre celui qui l’émet. «  Ne vous posez pas en juge, afin de n’être pas jugés car c’est de la façon dont vous jugez qu’on vous jugera, et c’est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous » (Mt 7, 1-2).

La paille que vous avez décelée chez l’autre va alors se transformer en poutre qui comme un boomerang va vous revenir en pleine figure. Soyez donc prudent dans l’utilisation de la Parole de Dieu, ne la brandissez pas à tout bout de champ, indistinctement sans faire attention à qui vous avez en face de vous ! Soyez modestes car il y a des esprits qui pourraient la déformer et la retourner contre vous.
« Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles aux porcs, de peur qu’ils ne les piétinent et que, se retournant, ils ne vous déchirent» (Mt 7,6).
La modestie vous gardera de juger les autres, d’imposer cette parole par la force. Plutôt que d’être dans la position du donneur de leçon, soyez dans celle de celui qui demande.
« « Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira.  En effet, quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, à qui frappe on ouvrira » (Mt 7,7).

Parole assez paradoxale en première lecture. S’il suffisait pour obtenir tout ce que l’on veut de le demander à Dieu par la prière, cela se saurait. On sait bien qu’un enfant qui obtient systématiquement tout ce qu’il veut  de la part de ses parents est un « enfant gâté » qui risque d’avoir des problèmes de socialisations. Ce verset avec cette injonction à demander   peut paraitre en contradiction avec ce que nous avons dit plus haut au sujet du Notre Père, prière tournée vers le projet de Dieu  et non vers la satisfaction de nos désirs personnels. Alors que signifie-t-elle ? Faut-il trier les objets de notre demande, écarter ce qui fait envie ?  Ce n’est pas ce que dit Jésus. L’important c’est l’acte de demander plus que l’objet de la demande.
« Si donc vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est aux cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui le lui demandent » (Mt 7,11).

Autrement dit, notre père « du ciel » face à l’objet de notre demande saura répondre par  ce qui nous fera réellement vivre. Il saura discerner derrière l’objet de notre demande, les aspirations cachées beaucoup plus larges que nous ignorons peut-être nous-mêmes. Par la fréquence de nos demandes, un lien plus étroit s’établit dans la relation et une dynamique de métamorphose de notre désir s’opère. Faire état de nos désirs, c’est déjà reconnaitre modestement que leurs satisfaction nous échappent, les adresser à Dieu par une prière, c’est accepter de leurs donner une dimension divine. Il faut avoir la simplicité de demander ce dont nous avons besoin ou envie, ici et maintenant, alors seulement l’action divine peut faire passer l’objet du désir par une  métamorphose qui dilate le cœur de l’homme et élargit la demande, « combien plus votre Père qui est aux cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui le lui demandent »

Il faudra reconnaitre le don de Dieu. De la prière viendra la force de sortir des fixations sur l’objet d’un désir limité pour se tourner vers le grand large, vers les autres.
 « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Mt 7,12).

« c’est la Loi et les Prophètes » (Mt 7,12). Il s’agit là d’une maxime populaire qui n’est pas propre à Jésus, elle remonte à la philosophie stoïcienne ; on l’appelle « la règle d’or ». Elle n’est donc pas spécifiquement biblique, mais Jésus intègre dans son enseignement la sagesse antique.

Chemin simple peut-être, mais pas si facile. On marche sur une crête très étroite (Mt 7,13) d’où l’on peut  basculer. Jésus nous prévient : soyez prudent ! Il y a des personnes qui paraissent être près de Dieu, qui parlent en son nom (Mt 7, 15) et qui peuvent vous égarer. Ce n’est qu’après coup que l’on voit le résultat (Mt 7,16).  Il est donc un peu inévitable que l’on ne trouve pas du premier coup la bonne porte (Mt 7,13-14), que l’on prenne une mauvaise piste (origine hébraïque du mot péché). Il ne faut pas s’en offusquer (« ne jugez pas »), simplement il ne faut pas se braquer. Ce n’est pas si facile d’accepter de s’arrêter, de faire marche arrière pour retrouver la bonne piste, il faut faire preuve d’humilité et de réalisme. Pour cela le mieux c’est de s’appuyer directement sur les paroles de Jésus et surtout  les mettre en œuvre pour « être comparé à un homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc » (Mt 7,24).

A travers cette porte étroite, ne peut passer que celui qui se fait petit. Ceux qui se gonflent de leurs savoirs et de leurs suffisances prennent de la place, il leur faut des portes larges, mais elles ne mènent à rien.

« Combien étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et peu nombreux ceux qui le trouvent » (Mt 7,14).

Nécessité du discernement face aux faux-prophètes.

Ne vous laissez pas impressionnés par ceux qui parlent fort et brillamment au nom de Jésus, par ceux qui  prophétisent et même guérissent en son nom. En fait ils s’approprient un pouvoir qu’ils considèrent comme venant de Jésus. Jésus se montre terrible à leur égard.

 “Je ne vous ai jamais connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité !” (Mt 7,23).

Il faut donc se construire en s’appuyant sur des fondations solides. Ces fondations sont toute la révélation, révélation qui s’enfonce dans toute la profondeur, l’épaisseur de  l’histoire biblique dont Jésus est l’aboutissement. On ne peut revendiquer « Jésus, Jésus » indépendamment de toute cette histoire.

Le « Je » de Jésus

Pourtant certains peuvent penser que Jésus relativise la Torah? Ne se positionne-t-il pas par-là au-dessus d’elle ?
En fait dans le judaïsme rabbinique, la Torah n’est pas fermée, elle doit faire l’objet d’études, de réflexions, d’interprétations multiples et variées pour en dégager justement toute la lumière et le sens profond. Par la puissance de sa lecture des textes bibliques, Jésus se comporte comme un Rabbin, il sera d’ailleurs perçu comme tel de son vivant et ultérieurement assez souvent dans le judaïsme rabbinique.
« Or, quand Jésus eut achevé ces instructions, les foules restèrent frappées de son enseignement ; car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme leurs scribes » (Mt 7,28-29).

Ce qui  pose problème aux autorités religieuses de l’époque, ce qui surprend les foules, c’est l’autorité avec laquelle il s’exprime, l’audace avec laquelle il utilise le « Je ». Il parle en son nom. Ce faisant, il s’expose, alors que les scribes et les Pharisiens se retranchent derrière « la parole de Dieu » entre guillemets. Ils se couvrent par une observance rigoureuse et formelle des règles « sacrées » de la Torah. Pour eux, Jésus critique ce qui pour eux relève du « sacré », c’est-à-dire de l’intouchable. Pourtant  les prophètes avant lui avaient dénoncé  le côté magique et superstitieux des pratiques sacrificielles et l’hypocrisie d’une observance qui ne part pas du cœur de l’homme. Ici, en parlant systématiquement en son propre nom, Jésus manifeste énergiquement par l’utilisation de ce « Je » le sens profond de la Torah : éduquer l’homme, révéler ce qui constitue l’humain ; cette dimension anthropologique induit le développement de la conscience individuelle, de sa responsabilité dans la relation aux autres. Jésus va clairement rendre les observances relatives à la relation. Le terme de relatif n’est pas à prendre ici dans un sens péjoratif ce n’est pas du relativisme tant craint par les autorités religieuses, au contraire il inclût le mot même de relation. Jésus ne dénonce pas les observances cultuelles en tant que telles, simplement il les subordonne à la relation aux autres. Les observances cultuelles nécessaires comme outil pédagogique ne doivent pas servir de paravent pour se protéger de cette relation à l’autre, au contraire elles doivent l’accomplir, c’est-à-dire la  remplir de sens.
Penser que Jésus parle ainsi aussi fermement, simplement parce qu’il est le Messie et que lui seul peut se le permettre serait une erreur. Il y a dans sa façon même de parler un enseignement. A notre tour nous devons faire preuve d’audace. Il ne faut pas sans arrêt dire « Jésus a dit…Jésus a dit… ». Car entre ce que Jésus a dit et ce que chacun comprend il y a un grand espace. Cet espace Jésus prendra soin de l’entretenir en utilisant souvent un genre littéraire spécifique : la parabole. Genre qui nécessite une interprétation de la part de l’auditeur. Interprétation dont Jésus lui-même ne donnera pas toujours les clés pour la plus grande perplexité de ses auditeurs, il conclura même parfois en disant « comprenne qui pourra » ! Cet espace nous devons le mettre à profit pour prendre humblement notre place pour affirmer notre « Je » ; ce que moi, avec mon histoire, ma vie, « Je » peux comprendre de son enseignement et que « Je » partage avec d’autres, personne ne pourra le faire à ma place.

L’humilité doit se marier avec l’audace de parler en son nom propre.

Edition du 16/06/2022




Matthieu 1-4

Après avoir vu la dernière fois la structure de l’évangile: son organisation chronologique, son thème central, le regroupement des paroles de Jésus en cinq discours, nous pouvons aborder le texte lui-même.

Généalogie de Jésus (Mt 1,1-1,17)

Dès le premier verset de son évangile, « Livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham », Matthieu signifie clairement l’enracinement de Jésus dans toute l’histoire biblique. Jésus est le fruit de la promesse faite à Abraham d’une descendance et de la promesse faite à David d’une royauté éternelle (2S 7,12-17).
S’en suit une généalogie « descendante », à partir des pères, avec comme point de départ Abraham suivi d’une succession de 42 engendrements ; trois fois quatorze tient à souligner Matthieu et de préciser que le chiffre trois correspond aux trois grandes périodes de l’histoire biblique ; trois vagues puissantes pendant lesquelles la révélation a pris corps, s’est incarnée pour accompagner et éclairer les hommes dans leurs mutations sociales, culturelles et économiques.
A noter que dans cette généalogie par les pères, cinq noms de femmes sont cités comme ancêtres de Jésus. Je vous en rappelle rapidement l’histoire car si Matthieu les cite, c’est qu’elles doivent être significatives.
Tamar, une cananéenne, femme d’Onan, fils de Judas qui pour forcer son beau –père à respecter la loi du lévirat, se déguise en prostituée et couche avec lui pour avoir une descendance (Gn 38, 6-30).C’est ainsi que par son astuce, elle a perpétué la fécondité promise par Yhwh à son peuple.
Rahab, cette prostituée cananéenne de Jéricho qui reconnaissant Yhwh comme Dieu, a couvert les espions de Josué et a ainsi ouvert au peuple hébreu l’accès à la « la terre promise » (Jos 2,1).
Ruth, la moabite, cette étrangère issue d’un pays ennemi depuis des générations, qui sera protégée par Yhwh par l’intermédiaire de Booz (livre de Ruth) dont elle deviendra le mari.
Bethsabée, la femme qui a tant plût à David au point que ce dernier s’est arrangé pour faire tuer son mari, Urie, lors d’un combat et ainsi se l’accaparer. David se repentira de cette faute et Yhwh lui pardonnera et bénira alors la descendance de ce couple, en la personne de Salomon (2 S 11,3).
Et enfin Marie, bien sûr, la mère de Jésus… dont Matthieu ne dira quasiment rien dans tout son texte.
Certes Jésus est l’aboutissement d’une longue maturation de l’humanité, de l’Histoire avec un grand H mais on peut penser qu’en citant ces cinq femmes Matthieu veut montrer que cette histoire ne fut pas un long fleuve tranquille, que Jésus n’est pas ce héros auquel on voudrait prêter  une lignée idéale et édifiante. Concrètement dans son ascendance, il y a des étrangères au peuple élu, des prostituées. Ces femmes parfois tourmentées ont concrètement orienté le cours de cette Histoire, par leur sens des réalités, leur volonté courageuse. Jésus est aussi le fruit de ces femmes pragmatiques.

Nature de la paternité de Joseph (Mt 1,18-25)

Après cette longue et un peu fastidieuse généalogie qui aboutit à Joseph, le père de Jésus… ô surprise… on apprend qu’en fait Joseph n’était pas son vrai père ! Du moins pas son vrai père selon nos critères biologiques à nous. Joseph réalise en effet que celle qu’il doit épouser est enceinte alors qu’il ne l’a pas « connue », (terme biblique pour exprimer la relation sexuelle). Il ne cherche pas à se venger mais tout de même, tout en restant discret, il ne veut pas l’épouser. C’est alors qu’il fait un rêve qui lui demande d’accueillir Marie, de l’épouser et de donner un nom à l’enfant. Dans la bible, donner un nom est l’acte par lequel on reconnaît sa responsabilité, sa paternité. Dans cette tradition, la paternité est plus une affaire de responsabilité qu’une affaire génétique. Joseph en nommant cet enfant né de Marie devient pleinement le père de Jésus. Jésus nous le verrons ira encore plus loin dans cette distanciation de la véritable filiation par rapport au génétique ; « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » (Mt 12,48) questionnera t’il. Jésus ouvrira encore plus grande la porte de la véritable dimension spirituelle de la paternité, porte déjà entrouverte par les patriarches et les prophètes.
Il ne faut pas voir dans ces six versets un quelconque rejet de la sexualité. Matthieu ne se situe pas du tout à ce niveau, il veut montrer par le côté extraordinaire de cette naissance dans la ligne de celle d’Isaac, le fils d’Abraham, de Samuel, le fils d’Anne (1S1), l’origine divine de la fécondité. La sexualité est l’instrument et le symbole de cette origine divine, mais la fécondité transcende les contraintes et les limites biologiques de cette sexualité, elle est fondamentalement d’ordre spirituel.
Cette naissance exceptionnelle, Matthieu la relie, par-là, implicitement à la promesse faite par Yhwh à Abraham et explicitement à la prophétie d’Isaïe sur la naissance d’un enfant que l’on nommera Emmanuel. Ce « Jésus », nom grec dérivé du nom hébraïque Josué qui signifie « Dieu sauve » est aussi « l’Emmanuel », c’est-à-dire celui qui est « avec nous ». Matthieu a écrit son évangile sous le signe de cette présence de Jésus à nos côtés, car il en fait mention là au début (1,23) puis en final ce sera même la dernière phrase de son livre.

« Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28,20)

Les signes après la naissance de Jésus (Mt 2)

Sur la naissance proprement dite de Jésus, Matthieu ne nous dit presque rien (Luc nous en dira un peu plus), il se contente de nous dire qu’il est né à Bethléem. Par contre il relate un événement étrange, célébré dans la liturgie chrétienne, le jour de « l’Epiphanie » (=manifestation, révélation) avec la visite des « Rois mages » qui viennent rendre hommage à cet enfant en lui offrant « l’or, l’encens et la myrrhe ». Cette tradition chrétienne se télescopera avec une tradition romaine, la fête des saturnales où pour un jour à l’aide du partage d’une galette on tirait celui qui serait le roi d’un jour, pour donner la fameuse  « galette des rois ».
En fait le texte biblique ne parle pas de rois, mais de mages tout simplement. Ces mages dans la tradition Babylonienne (Cf.  Dn 2) sont des savants, c’est à dire des astrologues (l’étude des mouvements des étoiles était le seul objet de science à cette époque) considérés comme capable de prédire des événements importants par l’observation des étoiles. Matthieu par ce récit manifeste l’importance de la naissance de cet enfant, roi des juifs c’est-à-dire porteur d’une royauté nouvelle, un messianisme reconnu et anticipé par les plus grands savants de la planète.  Cette dimension spirituelle et universelle échappe totalement au roi en place, Hérode qui prend cette nouvelle au premier degré et se sent menacé. Pour comprendre cette peur d’Hérode, il faut rappeler que depuis l’avènement de la dynastie des Hasmonéens, les rois qui se sont succédés à la tête d’Israël ne sont pas descendants de David, ils ne sont pas reconnus par les courants les plus religieux qui attendent un Roi-Messie, issu de David qui les délivrera de l’oppression alors que le pouvoir en place est plutôt complice de l’occupant romain. Pour Hérode donc ce messianisme est potentiellement porteur de mouvements révolutionnaires qu’il vaut mieux étouffer dans l’œuf. D’où cette scène terrible du massacre des enfants nouveaux nés de Bethléem et de la fuite des parents de Jésus avec l’enfant vers l’Egypte.

Matthieu par le récit de cet épisode manifeste dès le début de son évangile l’opposition à laquelle va se trouver affrontée l’annonce de cette « nouvelle royauté », opposition de « tous les pouvoirs », qui donneront paradoxalement une dimension tragique à cette « Bonne nouvelle » pour l’humanité. Pour Matthieu, ce paradoxe est certes terrible, mais il ne doit pas décourager les croyants, il était déjà inscrit dans les écritures, rappelez-vous d’un autre Joseph que ses frères ont voulu assassiner et qui s’est retrouvé en Egypte pour en devenir finalement presque le Roi, de Moïse qui pour sauver son peuple a provoqué indirectement l’assassinat de tous les premiers nés, enfin il cite Jérémie (Mt 2,17) qui lors de l’épisode le plus douloureux de la vie d’Israël, le massacre de la population de Jérusalem, insuffle de l’espoir.
A la mort d’Hérode, les parents de Jésus reviennent en Israël, mais prudents, préfèrent s’installer dans le nord, en Galilée, à la frontière « des nations »,  loin des pouvoirs politique et religieux de Jérusalem.

Le parcours dans lequel Jésus s’aventure (et nous avec), sa « rentrée dans la terre d’Israël » (Mt 2, 21) ne s’annonce pas d’emblée comme un chemin semé de roses par des enfants de chœur.

En ces jours-là paraît Jean …alors paraît Jésus … (Mt 3)

Ce chapitre est placé sous le thème de « l’advenue ». Aucun préambule, pas de date précise (« en ce temps-là »), rien sur l’enfance, l’adolescence et l’entrée dans la vie d’adulte de Jésus, Matthieu veut par-là mettre en évidence le caractère divin du personnage. Il « apparaît » comme de nulle  part, hors de l’espace et hors du temps. C’est un évènement au sens fort du terme, c’est-à-dire l’advenue d’un fait non prévisible, qui déchire les limites du possible dans lesquelles notre regard limité d’humain nous enferme pour nous ouvrir le champ de l’im-possible, hors de notre pouvoir. Cet im-possible n’est pas absurde ou non-sens ; il ne s’oppose pas à la raison, il l’a fait naître à un au-delà de ses limites. L’événement est un surgissement, une naissance, une révélation, il s’inscrit dans une histoire. L’événement est porteur de sens : il est signe.
Un personnage remarquable de cette époque, Jean dit le Baptiste, va nous aider à interpréter ce signe en soulignant le lien de cette « apparition » avec toute la tradition biblique. La parole de ce Jean est en parfaite continuité avec le langage du dernier des prophètes, Malachie, qui était intervenu à Jérusalem 400 ans plus tôt pour dénoncer les pratiques formelles et hypocrites du culte et annoncer l’advenue « d’un jour brûlant comme un four » (Ml 3,19) où chacun devra assumer la responsabilité de ses actes, où le jugement advient « contre ceux qui exploitent l’ouvrier salarié, la veuve et l’orphelin, qui oppriment l’émigré et ne craignent pas Yhwh Seigneur de l’univers » (Ml 3,5).
Jean renvoie dans leur corde les Pharisiens et les Saducéens, qui pour se faire bien voir, viennent se faire baptiser par lui. Lui il baptise avec de l’eau, mais l’eau censé purifier, n’opère que de l’extérieur, parfois elle glisse comme sur les plumes d’un canard, elle n’atteint pas les profondeurs de l’homme. Le feu lui atteint le cœur du métal, il purifie l’or ou l’argent de ses scories. « En ce temps là », Matthieu annonce le temps, le jour annoncé par Malachie où vient

«le maître que vous cherchez, l’Ange de l’alliance que vous désirez…
« Qui supportera le jour de sa venue ? Qui se tiendra debout lors de son apparition ?
Car il est comme le feu d’un fondeur… Il siègera pour fondre et purifier l’argent.
Il purifiera les fils de Levi. Il les affinera comme on affine l’or et l’argent » (Ml 3,2-3).

Dans la Bible, on retrouve souvent cette ambivalence du feu divin … qui ne s’éteint jamais (Ex 3,2) , le feu du véritable amour dans le livre des cantiques des cantiques:

« ses flammes sont des flammes ardentes » (Ct 8,6)

Mais aussi le feu qui fait disparaître les scories du métal précieux où l’on jette la balle du blé après en avoir tiré le grain, dont on peut sortir purifié comme de l’or. Le feu aussi de la colère divine, nous l’avons vu dans le livre des Lamentations, où Jérusalem comparée à une femme pleure sa douleur, consumée par le feu :

« Regardez et voyez s’il est douleur comme ma douleur,
celle qui me fait si mal, celle que Yhwh inflige au jour de son ardente colère.
De là-haut, il a envoyé du feu dans mes os ; il en est le maître.
Il a tendu un filet à mes pieds ; il m’a culbutée ;
il a fait de moi une femme ruinée, tout le temps indisposée ». (Lm 1,13)

D’où l’image du feu de la géhenne (de l’enfer) qui symbolise le jugement final et qui sera reprise souvent par Jésus plus loin (Mt 5,22 ; 13,42 ; 18,8 ; 25,41…).
Jésus assume cette continuité biblique en se soumettant aux pratiques cultuelles de purification. Car c’est à travers cette continuité, du passage d’une pureté extérieure acquise par l’eau à une pureté intérieure qui nécessite le passage par le feu que le dessein de Dieu se réalise :
« Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice » Mt 3,15.
 Que veut-il dire par là ? Pour nous qui vivons dans un monde de judiciarisation très poussé, on aurait tendance à comprendre qu’accomplir la justice, c’est appliquer correctement et formellement la loi. La phrase de Jésus dans ce cas- là n’est pas très compréhensible. Mais dans le terme biblique de justice, il y a l’idée d’avancer en conformité avec le dessein de Dieu, il y a une connotation de mouvement, d’un  mouvement qui sonne « juste » ; la quête de cette justice s’apparenterait plutôt  à la quête du son « juste » dans une harmonique de notes qu’à un simple effort d’appliquer statiquement  et formellement tous les articles d’une loi.
L’Esprit alors descend sur Lui, l’Esprit auquel est associé le feu. Cette descente de l’Esprit  annonce des lendemains très forts. Jésus lui-même va devoir traverser cette période de purification et l’Esprit va le conduire au désert.

La tentation au désert (Mt 4, 1-11)

Nous avons déjà vu l’ambivalence de la symbolique du désert :

–          lieu inhospitalier symboliquement associé au péché (lieu où l’on envoie le bouc porteur de tous nos péchés, « le bouc émissaire » (Lv16,10), lieu de malédictions, conséquences des errements du peuple qui s’est éloigné des paroles de Yhwh  (Jr  4,20-26), lieu où résident les chacals, les hyènes, les satyres (Es 13,21), autant de bêtes qui symbolisent les démons.

–          mais le désert c’est aussi un lieu ou plutôt un temps privilégié, temps des fiançailles avec Yhwh, temps de la rencontre, du tête à tête avec Dieu, temps de ressourcement (1R19) propice à la prière, à l’écoute de Yhwh, de sa Parole, de son amour et de son pardon.

« Eh bien, c’est moi qui vais la séduire,
je la conduirai au désert et je regagnerai sa confiance.
Et de là-bas, je lui rendrai ses vignobles … porte d’espérance,
et là elle répondra comme au temps de sa jeunesse (Os 2,16)

 –          Entre enfer et paradis, le temps du désert apparaît surtout comme ce long chemin, ce passage (= pâque) qui nous conduit de l’un à l’autre. Cette « traversée du désert » est parsemée d’obstacles ; tenaillés par la faim, la soif , nous sommes mis à l’épreuve ; la tentation de revenir en arrière, à une vie de servitude plus tranquille refait surface. Mais en faisant confiance à Yhwh et à sa promesse de liberté, en se nourrissant de la manne, le pain du désert donné par Yhwh, à l’instar des hébreux sorties d’Egypte en route vers la terre promise ou des déportés à Babylone de retour à Jérusalem, nous progressons ainsi vers « le Royaume des cieux ».

Toute cette richesse symbolique que Matthieu et ses lecteurs ont en tête nous permet de mieux appréhender les enjeux de ce passage de la tentation de Jésus au désert. Le chiffre 40 en écho aux 40 jours de Moïse sur l’Horeb, à la marche dans le désert pendant  40 ans du peuple hébreu, à la marche de 40 jours dans le désert d’Elie, accentue encore cette symbolique de cheminement pour accomplir un travail intérieur afin de demeurer en lien avec Dieu, avec sa Parole :

Il fut donc là avec Yhwh, quarante jours et quarante nuits.
Il ne mangea pas de pain, il ne but pas d’eau.
Et il écrivit sur les tables les paroles de l’alliance, les dix paroles. » (Ex.34,28)

Jésus avant de manifester dans sa vie publique la proximité de la venue du Royaume doit faire face à ses démons intérieurs qui font obstacles à cette advenue. Il doit être clair avec lui-même. Cela est d’autant plus nécessaire qu’il serait pour lui très tentant sous couvert de la bonne cause, de s’imposer au monde par l’exercice de ses extraordinaires pouvoirs. Comme pour tout homme doté de dons exceptionnels, la tentation est grande d’utiliser ce charisme non seulement pour satisfaire des besoins personnels (symbolisés par le pain), mais plus subtilement  pour imposer à tous par des actions spectaculaires la vérité de son message. Voyez comme même des versets du texte biblique peuvent être adroitement utilisés pour ternir ces motivations intérieures de Jésus et ainsi brouiller son message. Dans sa future mission les marges de manœuvre sont extrêmement étroites. Jésus va marcher sur un chemin de crête très resserré où les risques de dérapage d’un côté comme de l’autre seront permanents, d’où les nombreux appels de Jésus à la discrétion lors des multiples guérisons et prodigieuses manifestations qui vont parsemer son enseignement. Cette puissance de Jésus non seulement ne doit pas être utilisée à des fins personnels, mais surtout et c’est plus délicat, elle ne doit pas entamer le libre arbitre de chacun. L’adhésion à un message d’amour ne peut naître et s’imposer par une manifestation de force et de puissance.
Jésus avant de partir en mission doit être parfaitement clair avec lui-même et éviter les pièges subtils de la puissance.

Regardez de plus près les trois tentations :

–          Multiplier les pains, Jésus en a la puissance et il le fera à deux reprises, mais cette puissance il la mettra au service des foules et non pour satisfaire ses besoins propres.

–          Sauter du haut d’une falaise sans s’écraser, il ne le fera pas, mais il marchera sur les eaux, c’est tout aussi prodigieux. Mais alors l’objectif ne sera pas d’épater les foules mais, en petit comité, d’encourager et soutenir la foi chancelante de ses disciples.

–          Rassembler toute l’humanité et les royaumes du monde est bien le projet divin, mais ce projet exclut les idolâtries que sont les idées de possession, de puissance et de notoriété.

Mais ne nous trompons pas l’enjeu de l’exercice de cette puissance de Jésus n’est pas de l’ordre d’une simple morale qui condamnerait le narcissisme, la vaine gloire,  etc…, morale qui n’aboutirait qu’à une vaine satisfaction d’un comportement vertueux. L’enjeu est bien au-delà de la morale, il est l’ouverture d’une voie nouvelle, d’une révolution anthropologique fondamentale et cruciale pour l’avenir de l’humanité.
Je m’explique plus concrètement:
Exprimer une puissance aussi exceptionnelle c’est inéluctablement éveiller la jalousie, exacerber la rivalité chez ceux qui cherchent ou détiennent le pouvoir. C’est aussi susciter l’enthousiasme, susciter des grandes espérances chez les petits, les faibles, les démunis de tout pouvoir. En un mot l’exercice de cette puissance exceptionnelle  de Jésus va inéluctablement cliver fortement son entourage entre ennemis et amis (Jésus lui-même dira un peu plus tard qu’il n’est pas venu apporter la paix mais le glaive !).

Dans ces conditions, ne pas utiliser cette puissance pour se protéger soi-même, c’est apparemment perdre sur tous les tableaux car d’une part Jésus s’expose à la fureur, puis à la violence, enfin à l’ironie meurtrière de ses opposants et d’autre part il va provoquer l’incompréhension, puis la déception, enfin l’abandon de ses partisans.
Jésus réalise- t-il à ce moment-là que la crête très étroite sur laquelle il va devoir s’avancer le mène tout droit à une aporie, à une impasse et finalement à la mort ? Son comportement pose une question anthropologique fondamentale. Renoncer à exercer cette puissance pour se sauvegarder soi-même, c’est renoncer au conatus de Spinoza. Ce conatus qui d’après ce philosophe est le propre de tout être vivant qui exerce sa puissance, qui fait effort pour persévérer dans son être. D’une certaine façon, sur un plan anthropologique on peut dans ce passage de la tentation au désert lire les prémices de la remise en cause du conatus,  de la nécessité pour exister de subsister dans son être. Une œuvre exigeante majeure du philosophe Levinas au titre évocateur « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence » développera magistralement cette problématique et remettra en cause le conatus.

Débuts de Jésus dans la vie publique (Mt 4,12-25)

 

Matthieu situe ces débuts de Jésus à Capharnaüm (très au nord, loin de Jérusalem) et nous en donne explicitement la raison et le signe :

–          L’arrestation de Jean-Baptiste est signe du futur rejet par les autorités de Jérusalem  de la Bonne nouvelle et prémices de l’arrestation de Jésus lui-même.

–          L’annonce de la bonne nouvelle depuis les synagogues est lumière pour toutes les nations de la terre. Le Judaïsme porte un message universel et il est ainsi appeler à se dépasser, à sortir des limites de sa propre appartenance.

Matthieu plus que les autres évangélistes différencie chez Jésus deux champs d’actions :

–          Son action d’enseignement auprès de disciples, ou « élèves », dont il fait le choix ici des quatre premiers Simon et André, Jacques et Jean (versets 18-22). Ces disciples par le partage quotidien de la vie de Jésus recevront de ce fait un enseignement plus poussé et seront ainsi plus à même de prolonger son action.

–          Son action auprès des foules dont Matthieu donne clairement les deux volets : l’enseignement (verset 23) et la guérison des malades (verset 24).




Introduction à la lecture des Evangiles

Advenue de Jésus

Après ces 3 années à partager autour de la lecture de ce que les chrétiens appelle  l’ « ancien testament », la Tanakh pour les juifs (Torah + Neviim (les prophètes) + Ketouvim (autres écrits), nous allons aborder les textes fondateurs du Christianisme, textes qui s’articulent autour de l’advenue d’un certain Jésus dont la date de naissance théorique, calculée au VIème Siècle (après Jésus Christ !!!),  servira de base au calendrier julien en usage dans l’empire romain, calendrier qui sera réformé au XVI ème pour donner le calendrier grégorien  qui deviendra  progressivement la norme universelle. Je relève ce point pour illustrer le caractère hors norme de ce personnage et son impact dans l’histoire puisque les historiens parlent d’une nouvelle ère, « l’ère chrétienne ».
Quatre livres, appelés « Evangiles » (c’est-à-dire « Bonne Nouvelle »), attribués à 4 personnes : Matthieu, Marc, Luc et Jean,  écrits quelques dizaines d’années après sa mort nous ont transmis son enseignement, les faits extraordinaires de son action qui se termineront dramatiquement par sa mise à mort sous l’impulsion des responsables religieux de Jérusalem puis, selon de nombreux témoins, par sa résurrection.
Il faut noter que nous disposons d’autres textes qui relatent les faits et gestes de Jésus, appelés évangiles apocryphes, mais ce textes sans être rejetés comme inintéressants ou faux ont été considérés dès les premiers siècles par la tradition (du latin tradere = transmettre) comme étant trop éloignés des faits pour que leur témoignage puisse être authentifié. Ces faits de l’histoire de Jésus vont provoquer une rupture (schisme) au sein même du Judaïsme dont nous avions vu la dernière fois qu’il était traversé par une très grande diversité de courants souvent opposés les uns aux autres (Saduccéens, Pharisiens, Zélotes, Esséniens,…). Au départ la communauté des disciples de Jésus (tous juifs comme Jésus lui-même) s’inscrit comme un nouveau courant du judaïsme, mais très vite ce courant va attirer les « craignant  Dieu », ces non-juifs, de culture grecque qui s’éloignent de leur dieux pour se tourner vers le monothéisme de cette religion juive qui leur paraît intellectuellement et spirituellement comme très supérieure. Il faut bien voir qu’à l’époque de Jésus, la diaspora (=dispersion) du judaïsme était considérable. Les historiens estiment à une quinzaine de millions le nombre de juifs à cette époque dont seulement moins de 1 million en Judée. Les deux grands pôles du judaïsme que furent la Perse et l’Egypte après la destruction du premier temple, ont par la suite essaimés et de très nombreuses communautés virent le jour aussi bien en Orient qu’en Occident.  La synagogue de ces communautés servit de point d’appui à la diffusion du message évangélique.  L’adhésion rapide à l’enseignement des disciples de Jésus, de ces nombreux non-juifs, « craignant Dieu » qui gravitaient autour de ces synagogues, provoqua l’éclatement du cadre stricte du judaïsme.
Quel est donc ce Jésus que l’on appelle Christ (c’est-à-dire Oint ou Messie) ?
Que nous en disent ces textes ?

Mais avant de se pencher sur le contenu de ces textes et les questions relatives à l’identité de ce Jésus, il me semble important de se pencher rapidement sur la genèse de ces textes :

– quand ont-ils été écrits ? Dans  quelle langue ?  Par qui ? Dans quelle optique ?

– pourquoi 4 évangiles canoniques? Pourquoi  des différences entres les 4, et pourquoi les ressemblances, en particulier entre les 3 premiers appelés synoptiques?

 Histoire de l’écriture des évangiles

Nous sommes en face de quatre Livres qui portent chacun le nom de leur auteur : Mathieu, Marc, Luc et Jean. Qui sont ces personnages et quels furent leur lien avec ce Jésus ?

MATTHIEU

Il est généralement admis que Matthieu, l’auteur présumé de ce premier évangile, est le Mathieu, publicain, collecteur d’impôts,  dont il parle dans son texte que Jésus appelle et invite à le suivre, au grand scandale des pharisiens !

Comme il s’en allait, Jésus vit, en passant, assis au bureau des taxes, un homme qui s’appelait Matthieu. Il lui dit : « Suis-moi. » Il se leva et le suivit. (Mt 9,9)

Ces collecteurs d’impôts soupçonnés de s’en mettre plein les poches étaient naturellement très mal perçus dans la société (pour payer ses impôts on n’envoyait pas de chèque à l’époque, le percepteur  devait rentrer chez vous pour prendre l’argent !!!) alors qu’eux les pharisiens étaient les « gens biens », très religieux, détachés de l’argent, l’élite du peuple juif.
Dans deux autres évangiles (Luc et Marc) cet épisode est aussi raconté, mais le publicain s’appelle Levi et non pas Matthieu.

Jésus s’en alla de nouveau au bord de la mer. Toute la foule venait à lui, et il les enseignait. 14 En passant, il vit Lévi, le fils d’Alphée, assis au bureau des taxes.
Il lui dit : « Suis-mois. » Il se leva et le suivit. (Mc 2,13-14) (Lc 5,27)

Matthieu et Levi sont- ils le même personnage ? La tradition dit que oui. Il était courant à cette époque chez les juifs hellénisés de doubler le nom juif (Levi) par un nom grec (Mattheus). Nous savons très peu de choses sur ce disciple de Jésus qui fait partie du collège des douze et qui comme tel a dû suivre Jésus pendant toute sa vie publique.
Qu’a-t’ il fait après ?
Il serait resté longtemps à Jérusalem avant de partir vers les années 60 dans un pays inconnu (Syrie ? Inde ? Egypte ? Ethiopie ? ) d’où il aurait rédigé son Evangile probablement en araméen au départ (mais nous n’avons plus aucune trace de ce texte). Pour les chercheurs qui s’appuient sur certains détails, la version définitive en grecque qui nous est parvenue fut achevée dans les années 80, peut-être par Matthieu lui-même mais plus probablement par des disciples après sa mort. Matthieu faisait partie de ces juifs hellénisés, lettrés qui avait une profonde connaissance des textes bibliques et dans son Evangile il va lourdement insister sur l’enracinement de Jésus et de son message dans le judaïsme. Ce rattachement n’allait pas forcément de soi à une époque où la séparation d’avec le judaïsme officiel était déjà consommée (vers 60). Ces premières communautés que l’on ne nomme pas encore «  chrétiennes » constituent à ses yeux le nouvel Israël qui a vocation à rassembler toute l’humanité par cette ultime révélation du Dieu d’Israël en la personne de Jésus.

MARC

De Marc, l’auteur selon la tradition du deuxième évangile, les quatre textes ne nous disent rien, ni lui dans son propre texte, ni les trois autres. Par contre dans un autre texte, les Actes des apôtres (livre qui comme son nom l’indique relate les actions des disciples de Jésus après sa mort), il est fait plusieurs fois allusion  à un certain Jean surnommé Marc (Ac 12,12-14,25). On retrouve comme pour Matthieu cette pratique d’un double nom. Jean est un nom hébreu alors que Marc vient du latin (Marcus). Marc ne faisait donc pas partie du petit groupe de douze autour de Jésus, mais sa présence aux cotés de Paul et Barnabé serait attestée dans les années 45-50. Cette collaboration tourna vinaigre pour une raison inconnue. Marc partit de son côté probablement pour Rome où il aurait retrouvé  Pierre; Paul vécut assez mal ce départ et un conflit s’en suivit avec Barnabé au point qu’ils se séparèrent (en 49 ou 50). Cette querelle a du s’estomper, car plus de dix ans plus tard, Paul dans une lettre aux Colossiens (autour de 61) recommande Marc à cette communauté (Col 4,10)  puis dans une autre lettre  à Timothée, il le réclame à ses côtés (2Tim 4,11).
Marc aurait rédigé son Evangile pendant son (ou ses) séjours à Rome entre 50 et 60 ( ?). La présence dans son texte de latinisme, sa volonté d’expliquer à chaque fois les citations bibliques et le sens des pratiques juives montrent bien qu’il s’adresse à une population latine lettrée (il écrit en grec) non juive. La place que tient Pierre dans son évangile (pas toujours vu sous son meilleur côté d’ailleurs) nous laisse à penser qu’il a été proche de ce dernier.
L’Evangile de Marc serait donc chronologiquement le plus ancien.
Vers 60, il fonde l’évêché d’Alexandrie, d’où la place très importante qu’il tient encore de nos jours dans les églises coptes d’Egypte. Il meurt probablement quelques années plus tard (en 62 ?).

LUC

L’auteur du troisième évangile parle à la première personne dans un prologue qu’il adresse à un certain Théophile à la manière des écrits grecs de cette époque. Il reconnait n’être pas le premier à avoir écrit sur Jésus (connaissait-il déjà  le texte de Marc ?) mais il dit avoir exploré d’autres sources d’informations auprès de « témoins oculaires » de ces évènements. C’est donc aussi à un travail d’historien qu’il prétend s’être attelé, prétention qui accrédite l’origine grecque de l’auteur. Son Evangile se présente comme un premier volume d’une histoire de la genèse du christianisme, il écrira un deuxième volume connue sous le nom des « Actes des apôtres ». Sa langue beaucoup plus riche et plus claire que les deux évangélistes précédents, son souci d’expliquer la géographie de la Palestine ainsi que  les usages des juifs laissent à penser qu’il s’agit d’un grec lettré qui s’adresse à d’autres grecs qui peuvent ignorer la culture juive. La tradition identifie cet auteur à un certain Luc, médecin de son état, dont Paul atteste la présence auprès de lui à plusieurs occasions  (en Col 4.14 ; Phm 24 ; 2 Tm 4.11). Luc était-il un de ces « craignant Dieu », de ces grecs attirés par le judaïsme qui vont rallier rapidement les premiers chrétiens ? Son Evangile, écrit par un grec pour des grecs, aurait été écrit vers 80-90, sûrement après la destruction de Jérusalem en 70 à laquelle il fait allusion.

JEAN

L’identité de l’auteur de ce quatrième évangile semble être très claire, puisque dans une sorte de postface,  le disciple qui était assis à côté de Jésus lors de son dernier repas avec ses disciples, est présenté comme l’auteur sinon le rédacteur de ce texte :

«  C’est ce disciple qui témoigne de ces choses et qui les a écrites, et nous savons que son témoignage est conforme à la vérité. Jésus a fait encore bien d’autres choses : si on les écrivait une à une, le monde entier ne pourrait, je pense, contenir les livres qu’on écrirait »(Jn 21,24)

La tradition a toujours associée l’auteur de cet évangile à ce disciple « que Jésus aimait ».
Les chercheurs ont cependant soulevé quelques questions qui rendent l’attribution de ce texte purement et simplement à ce disciple  plus problématique. Les deux principaux éléments à leurs yeux qui posent problèmes, c’est d’une part le texte lui-même qui semble bien comporter des rajouts, des sutures qui laissent à penser qu’il y a eu réécriture comme le passage cité  ci-dessus avec ce « nous savons » et d’autre part la date d’écriture de ce texte que l’on ne peut raisonnablement pas fixer avant 90 ( la rupture avec le judaïsme semble bien consommée et les problématiques du texte semble refléter un questionnement qui n’est apparu que tout à la fin du premier siècle). Jean, le disciple, même s’il pouvait être encore vivant (il termina ses jours comme évêque d’Ephèse sous le règne de Trajan) aurait fait preuve d’une très remarquable longévité intellectuelle. Pour toutes ces raisons, les scientifiques préfèrent parler d’une « école johannique » pour parler de l’auteur de cette œuvre très singulière, extrêmement élaborée, où presque chaque mot, au-delà d’un premier abord simple et anecdotique révèle une richesse symbolique incomparable lourde de sens théologique.

Authenticité historique de ces textes.

L’historicité de ces textes ne posent plus de problèmes aux historiens modernes tant les manuscrits retrouvés sont nombreux, anciens et dispersés dans l’espace.
Le manuscrit le plus ancien retrouvé à ce jour est un morceau de l’évangile de Jean trouvé en Egypte au bord du Nil, (très éloigné d’Ephèse où il fut rédigé) et que l’on a pu dater de 125, soit seulement à peu près 30 ans après sa rédaction. Temps  extrêmement court. A titre de comparaison les manuscrits les plus anciens de l’œuvre de Platon datent du 11ème siècle (soit 1500ans après leur rédaction !). Les chercheurs disposent de plus de 100 papyri  de ces évangiles datés entre le IIème et le VIIIème siècle et au total les manuscrits dans la langue grecque originale sont au nombre d’environ  5.700 ! Si l’on comptabilise les manuscrits dans d’autres langues (latin, copte, syriaque, etc…) c’est  près de 20.000 manuscrits qui sont à la disposition des chercheurs. C’est dire l’incroyable diffusion de ces textes dans l’espace et dans le temps. Phénomène unique.

Authenticité historique du contenu de ces textes.

Si l’historicité de ces textes malgré quelques incertitudes sur les dates exactes de leur rédaction et la personnalité de leurs auteurs est clairement avérée, leurs contenus vont poser de nombreuses questions à nos historiens modernes.

Ces quatre livres prétendent relater des faits et gestes d’un certain Jésus. Or malgré tous leurs efforts les chercheurs ne peuvent établir sur la base de ces récits une chronologie des événements satisfaisante. Les recoupements possibles des faits relatés dans ces textes pendant la vie de Jésus, avec l’Histoire tel que nous la connaissons à travers les écrits romains ou grecs existent, mais sont très peu nombreux et très ténus: le recensement, le roi de Judée Hérode, le massacre des enfants de Bethléem dont il est fait allusion à la naissance de Jésus, la mort d’Hérode, la présence d’un gouverneur romain du nom de Pilate. Par ailleurs aucun de ces quatre textes ne donne une chronologie exacte de la vie de Jésus ; enfin si l’on tente malgré tout d’en établir une, sur la base d’un des évangiles, cette chronologie va être infirmée sur certains points par un des trois autres. Il n’y a pas de cohérence chronologique parfaite ni avec les faits connus par des documents externes aux évangiles, ni en interne par comparaison des quatre textes entre eux.

Comment ces textes ont-ils été élaborés ?

Nous avons dit plus haut  que le plus ancien de ces textes a été écrit au plus tôt 30 ans après la mort de Jésus et celui de Jean 60 à 70 ans après sa mort. Ces délais entre la rédaction des textes et le déroulement des événements peuvent expliquer naturellement ces différences chronologiques. Mais ce n’est pas là la cause fondamentale. Il faut le répéter, en fait ces auteurs à l’instar des auteurs bibliques ne cherchent pas à faire œuvre d’historien ; à travers leur choix chronologique, ces auteurs ne cherchent pas à donner une information spatio-temporelle, mais l’articulation des événements ont une valeur symbolique à travers lesquels ils cherchent à faire passer un enseignement. Et ces enseignements comme nous le verrons ont des couleurs spécifiques pour chaque évangéliste.

En fait et c’est assez paradoxale, ce qui pose problème aux exégètes, ce n’est pas tant les différences entre les quatre évangiles qui s’expliquent somme toute assez facilement,  que la grande similitude de nombreux passages entre les trois premiers évangiles de Matthieu, Marc et Luc (Jean délibérément et il le dit n’a choisi que quelques faits de la vie de Jésus) . Les similitudes sont telles que l’on a pu faire une présentation synoptique (vue d’ensemble parallèle) de ces trois évangiles. Comme par ailleurs il n’est pas du tout évident que Mathieu et Luc aient connu l’évangile de Marc et que d’autre part certains événements sont dans Mathieu et Luc et pas dans Marc, on est amené à penser que circulaient après la mort de Jésus des recueils des faits et gestes de Jésus et que chacun de ces évangélistes avait eu accès à une partie de ces recueils, mais sans doute pas à tous. Avec ces matériaux, chacun de son côté  avec ses origines et sa culture,  ils ont fait œuvre de théologien plus que d’historien.

Peut-on pour autant émettre des doutes scientifiques sur l’existence de Jésus ?

L’existence de Jésus  a fait l’objet de nombreuses remises en question à travers l’histoire. Tous les artisans de cette remise en question évoquent la partialité des évangélistes. Argument parfaitement recevable en soi et qui serait probablement assumé par les évangélistes eux-mêmes, mais argument que l’on peut tout aussi bien renvoyer à leurs auteurs tant leur volonté de nier l’authenticité de Jésus semble explicitement déterminée par le désir de s’opposer aux pouvoirs de l’Eglise de leur époque.

Prenons l’argument selon lequel Jésus n’est pas mentionné dans l’histoire romaine de son époque. Mais là c’est à peu près comme si l’on voulait qu’un conflit entre deux imams dans un souk de Marrakech, qui tourne mal pour l’un des deux protagonistes, fasse la une du Washington Post le lendemain matin. En plus il n’y avait ni journaux, ni téléphone, ni internet ! Cependant  deux courtes mentions faites par Flavius Josèphe dans son « Antiquités Juives » sur un certain Jésus ainsi que deux allusions dans le Talmud  permettent d’énoncer qu’il y bien eut sous Ponce Pilate un Rabbi itinérant qui fut dénoncé par les autorités religieuses pour des motifs de sorcellerie et condamné à mort. Les disciples de ce Rabbi créèrent une nouvelle communauté qui se propagea très vite dans tout l’empire jusqu’à Rome où leurs effectifs furent suffisamment nombreux pour que Néron, seulement trente ans environ après la mort de ce Jésus, puisse en faire des boucs émissaires.
Le Jésus historique ne nous est donc connu, presque exclusivement, qu’à travers ces quatre textes (les autres évangiles, dit apocryphes écrits nettement plus tardivement n’apportent rien de plus sur ce strict plan scientifique). Si donc ces textes ne constituent pas une preuve irréfutable de son existence historique, les traces laissées par cet homme dans l’histoire sont tellement massives, qu’il est raisonnablement impossible de nier cette existence.

D’ailleurs la question aujourd’hui n’est plus : Jésus a- t-il existé ou non ?  En dehors même des chrétiens, la question ne fait plus guère de doutes, mais plutôt : Qui est ce Jésus ?

Historicité de Jésus

A cette question chacun des quatre évangélistes, à sa manière, dans son contexte culturel propre, va de fait donner des réponses. Nous les verrons par la suite.  Mais ces réponses sont assez déroutantes pour nous modernes qui pour satisfaire notre intérêt pour  un personnage historique, avons pour premier réflexe de chercher une biographie détaillée de celui-ci. Où est-il né ? Qui étaient ses parents ? Comment était-il physiquement ? Quel était ses rapports avec ses parents, avec ses amis ? Quel était son caractère ? Marchait-il vite ou plutôt d’un pas calme et posé ? Etait-il toujours en action ou au contraire plutôt d’un tempérament songeur ?
Sur ce plan nous sommes très frustrés car  les évangiles ne nous donnent pas d’informations précises physiques ou psychologiques, qui nous permettraient de mieux cerner le personnage, d’éprouver pour lui des sentiments de sympathie ou d’antipathie. Non …rien. Luc et Matthieu nous donnent bien une généalogie de Jésus et de son père Joseph qui remontent jusqu’à la nuit des temps mais tout ça pour nous dire en final que Joseph le père n’était pas vraiment son père du moins génétiquement parlant… sa mère Marie étant vierge quand elle est tombée enceinte !!! Quant à son enfance, son caractère, son physique … rien ou quasiment rien. La sobriété des évangélistes sur le personnage Jésus est sans égal. On est loin, très loin de notre  presse people, très loin même de nos biographes modernes qui évitent pourtant les excès de ces dernières. Les évangélistes ne sont pas des biographies édifiantes de Jésus ; leurs écrits n’ont pas pour objectif d’alimenter notre curiosité sur sa personne. Le personnage historique de Jésus nous est définitivement inaccessible. Il a lui-même de son vivant évité toute tentative d’emprise sur sa personne. On ne peut ni le toucher  à l’instar de Marie Madeleine au matin de la résurrection ni même le reconnaître physiquement comme ces disciples sur le chemin d’Emmaüs.  Il en est bien ainsi.

C’est que les Evangiles sont des témoignages sur le message, la « bonne nouvelle » des paroles et des actes de Jésus, leur sens pour l’humanité. Le centre des évangiles n’est pas le personnage de Jésus en tant que tel, mais ses paroles et ses actes qui révèlent le sens de la vie de tout homme en général et de chacun de nous en particulier. Jésus a tout fait pour nous éviter le risque bien réel, comme on peut le voir chez certaines sectes qui se réclament de Jésus, d’une aliénation  par une fixation psychique sur sa personne. Jésus ne veut pas être un gourou. Trop de précisions sur sa personne historique n’aurait qu’aggravé le risque de fétichisme. N’éprouve-t-on pas d’ailleurs un certain malaise à le voir incarné par un acteur dans des films, aussi bon soit-il ?

Dieu se révèle ou plutôt nous révèle à nous-mêmes en se retirant mais en nous laissant sa trace, comme à Moïse.

Traces qui sont paroles, souffle, Esprit.




Du retour de l’exil à l’avènement de Jésus

Histoire d’Israël: de Babylone à Jésus

Les difficultés du retour d’exil

L’arrière-plan historique de ces livres sont les cinq siècles avant Jésus Christ, période couramment appelée postexilique ou période du second Temple. En effet, après le décret en 538 de l’empereur Cyrus permettant aux judéens captifs et déportés à Babylone, ou plutôt à leurs descendants, de retourner à Jérusalem, le temple détruit par Nabuchodonosor en 585 doit être reconstruit. Ce retour se fera pendant plus d’un siècle.

Les livres d’Esdras et de Néhémie, même s’ils ne nous donnent pas une chronologie précise de cette période, montrent bien les difficultés du retour à Jérusalem. Les premiers groupes qui reviennent de Babylone se heurtent en arrivant à l’hostilité des populations locales qui n’ont pas vécu la déportation et n’ont pas connu l’effervescence intellectuelle et spirituelle des déportés au sein de la civilisation perse. Les locaux s’opposent au projet des nouveaux arrivants qui, en 537 sous l’impulsion de Zorobabel et du grand prêtre Josué (Esd 1-3), encouragés et même soutenus financièrement par l’empereur perse, veulent reconstruire le temple. Si le culte dans le sanctuaire a été rétabli dès 515 (Esd 6,15), cette opposition (Esd 5-6) en a retardé la reconstruction.
Les conditions d’existence très précaires de ces communautés engendrent, chez beaucoup, lassitude et découragement. Le culte de Yhwh et l’application de la Loi s’en ressentaient. Il a fallu outre l’action de deux leaders, Esdras et Néhémie, venus de Babylone, l’intervention de trois derniers « petits prophètes », Aggée, Zacharie et enfin Malachie, pour ranimer la flamme de la confiance en la promesse divine. 

ESDRAS

Esdras est un scribe pieux et très respecté à Babylone. Quelques années après le retour à Jérusalem du premier groupe, il a pu collecter beaucoup d’argent pour ramener à son tour quelques milliers d’exilés de Babylone à Jérusalem en 457, avec la mission de sauvegarder l’identité du peuple. Cette mission passait par la poursuite des travaux du Temple et la reconstruction des murailles de la ville de Jérusalem. Les travaux sont finalement achevés en 444 av. J.-C., et pour marquer cet évènement tout le peuple s’est rassemblé sur le parvis de ce nouveau temple, pour écouter, pendant une journée entière, Esdras lire le livre de la Loi (cf le livre de Néhémie, Ne 8).
Le prêtre Esdras apporta la Loi devant l’assemblée, où se trouvaient les hommes, les femmes et tous ceux qui étaient à même de comprendre ce qu’on entendait (…). Il lut dans le livre, (…) depuis l’aube jusqu’au milieu de la journée (…). Les oreilles de tout le peuple étaient attentives au livre de la Loi. Le scribe Esdras était debout sur une tribune de bois qu’on avait faite pour la circonstance (…). Esdras ouvrit le livre aux yeux de tout le peuple, car il était au-dessus de tout le peuple, et lorsqu’il l’ouvrit tout le peuple se tint debout. Et Esdras bénit Yhwh, le grand Dieu, et tout le peuple répondit : « Amen ! Amen ! » en levant les mains. Puis ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant Yhwh, le visage contre terre. (…) Les lévites expliquaient la Loi au peuple, et le peuple restait debout sur place. Ils lisaient dans le livre de la Loi de Dieu, de manière distincte, en en donnant le sens, et ils faisaient comprendre ce qui était lu (Ne 8,1-8).

Désormais dans le Temple, la lecture de la Torah tend à supplanter les sacrifices traditionnels.
Dans le judaïsme, la coutume de lire et d’expliquer une partie de la Torah à l’assemblée n’est attestée nulle part avant l’exil à Babylone, elle remonte très probablement à Esdras.

Un autre aspect de l’action d’Esdras, assez déroutant pour nous aujourd’hui, est la condamnation vigoureuse des mariages mixtes. La menace que faisait peser sur l’identité juive la multiplication de ces mariages l’a incité à les condamner (Esd 9-10). C’était sans doute le prix à payer pour que le judaïsme ne disparaisse pas. On retrouve là le problème de l’ambivalence de « l’appartenance ». Appartenance qui doit être entretenue, car c’est par elle que nous est transmise la « nourriture » de la tradition, mais aussi dépassée, élargie, ré-interrogée dans un contexte culturel toujours nouveau.
Pour conforter cette transmission, Esdras ne s’est pas contenté de condamner les mariages mixtes, il a créé une assemblée de sages dont sans doute les trois prophètes Aggée, Zacharie et Malachie firent partie. Cette assemblée avec le temps sera institutionnalisée, ce sera le Sanhédrin.

NÉHÉMIE

Un autre personnage, Néhémie, joua aussi un grand rôle dans l’établissement du judaïsme à Jérusalem. Petit fils de déportés de Jérusalem, il tient un poste politique important dans son pays d’émigration. En tant que grand échanson à Suse, capitale de l’empire perse, il côtoie quotidiennement le roi de Perse, Artaxerxès. Alerté par ses congénères des difficultés rencontrées dans leur établissement à Jérusalem, conscient du découragement qui les menace, il décide avec l’appui du roi, de faire un voyage à Jérusalem pour prendre des mesures politiques et instaurer une dynamique. A-t-il croisé Esdras? Le chapitre 8 du livre de Néhémie le laisse entendre, mais il semble bien qu’il y eut une sorte de chassé-croisé entre ces deux personnages qui ont fait chacun des allers-retours entre Babylone et Jérusalem. Certains auteurs pensent que Néhémie est antérieur à Esdras. Ce qui est certain c’est que Néhémie fut davantage un organisateur et Esdras plus un religieux et comme tel ce dernier gardera une grande place dans la tradition juive en amenant chacun à étudier et enseigner la Torah. Pour avoir restauré la Torah auprès du peuple, sa stature dans la tradition juive égale presque celle de Moïse.

A partir de là, la religion juive vit un essor considérable sur le plan cultuel (création d’une liturgie d’une grande richesse), intellectuel (création du Talmud, édition des livres de Daniel, Esther, Ezéchiel, fixation du canon de la Bible hébraïque) et spirituel (émergence de groupes très pieux, les ancêtres des Hassidim).

L’hellénisation et la traduction de la Bible en grec avec la SEPTANTE

En 333 av. J.-C., Alexandre le Grand s’empare de la Palestine et donc de Jérusalem, avant de s’emparer du trône de Darius III à Babylone en 331. Pour les juifs, cette arrivée d’Alexandre est plutôt perçue comme une libération, car sous Darius III, ils subirent de fréquentes persécutions rapportées dans le livre d’ESTHER, alors qu’Alexandre le Grand se montra assez ouvert au peuple juif dont il autorisa le culte dans le temple de Jérusalem.
Dix ans plus tard en 323, Alexandre meurt à Babylone et son royaume est partagé entre ses généraux pour former les différents royaumes et dynasties de la période hellénistique : aux Lagides (Ptolémée) l’Egypte et la Palestine, aux Séleucides, la Syrie et la Babylonie.
Sous les Lagides, les juifs garderont une assez grande liberté religieuse. C’est à cette époque (~ 250) que la Bible fût traduite en Grec (la Septante) à Alexandrie. Mais en 200, les rivalités entre Lagides et Séleucides entraînent la victoire du Séleucide Antiochus III sur Ptolémée V. La Palestine passe alors sous domination séleucide. Le rôle politique trouble, joué par les grands prêtres de Jérusalem dans la rivalité entre Lagides et Séleucides, précipite l’hostilité des nouveaux occupants à l’égard de ce peuple rebelle et insoumis.

La révolte des MACCABÉES

La situation était déjà très tendue quand en 167 un décret d’Antiochus IV Epiphane impose le culte de Zeus dans le temple de Jérusalem; il met ainsi le feu aux poudres, provoquant une révolte du peuple juif. Cette révolte, rapportée dans les Livres des Maccabées, est emmenée par un certain Mattathias dont un aïeul s’appelait Hasmonée. Des partisans de cette révolte se réfugient au désert, mais attaqués un jour de Sabbat, ils refusent de prendre les armes:   «Mourons tous dans notre droiture, disaient-ils ; le ciel et la terre nous sont témoins que vous nous faites périr injustement. » On leur donna l’assaut en plein sabbat, et ils périrent, eux, leurs femmes, leurs enfants et leur bétail, en tout un millier de personnes (1M 2,37).
C’est dans ces circonstances dramatiques que l’on voit apparaître pour la première fois la notion de martyr qui induira la croyance en une vie dans un au-delà. Après la mort de Mattathias, son fils Judas réussira à reprendre par les armes le contrôle de Jérusalem et purifiera le Temple. Judas meurt en 160, mais ses frères reprennent la lutte jusqu’à la déclaration d’indépendance en 142 et la création d’une dynastie royale “les Hasmonéens” avec Jean Hyrcan en 134. 

Cette dynastie des Hasmonéens, soutenue par les Sadducéens, c’est-à-dire par le courant religieux institutionnel des grands prêtres, engrange un certain nombre de succès militaires qui permettent à Israël de retrouver son indépendance en élargissant même son territoire traditionnel. Ce succès donne à la dynastie hasmonéenne un caractère de plus en plus politique et de ce fait, elle se heurte à des oppositions de la part des hommes pieux et des spécialistes de la Torah, scribes et pharisiens. Pour ces courants, la lutte armée pour la conquête du territoire est choquante, elle est contraire à la Loi, c’est Yhwh qui donne la terre, elle n’est pas une propriété à conquérir par les armes. Par ailleurs, ils attendent un Messie descendant de David – ce que n’étaient pas les Hasmonéens. 

C’est à cette époque que voit le jour un mouvement encore plus exigeant que les pharisiens, les « Esséniens », ancêtre des moines, ce sont des communautés fermées, retirées dans le désert qui prônent le renoncement total aux biens matériels, des règles de puretés très strictes, une ascèse alimentaire rigoureuse, l’interdiction des sacrifices d’animaux et de l’usage des armes. Le clergé du Temple est indigne à leurs yeux, aussi se détournent-ils  de la liturgie officielle et, nourris du messianisme juif et d’un certain ésotérisme des spiritualités orientales, ils se considèrent comme les élus d’un nouveau royaume, royaume de lumière, dont la venue est imminente. 

L’Occupation Romaine

En 64 av JC, Pompée, général romain, s’empare de la Syrie, puis occupe Jérusalem. Les romains gardent l’institution royale des Hasmonéens, tout en la soumettant à un gouverneur romain qui devra collecter les impôts pour le compte de Rome. Cette occupation romaine est mal supportée, les Hasmonéens sont de plus en plus perçus comme des « collabos » des romains et un nouveau courant voit le jour au sein du judaïsme, les « zélotes », sorte de révolutionnaires qui n’hésitent pas à prôner la lutte armée, à l’instar des premiers Hasmonéens pour libérer la terre sainte.
C’est dans ce contexte historique, où le judaïsme est traversé par de nombreux courants souvent en conflit que s’achève l’ère que nous appelons « avant Jésus-Christ ». Seul le courant rabbinique subsistera dans le judaïsme, après la destruction de Jérusalem en 70 de notre ère.

Sous l’effet des mouvements de population, le peuple juif a été en contact avec la culture des grandes civilisations, mésopotamiennes puis grecques, et l’acculturation qui en a résulté a fait émerger sinon une opposition, mais du moins certaines dissonances, entre la révélation de la Loi par Moïse et les écrits de sagesse de ces civilisations

Au sein de ce parcours historique, la question de la sagesse apparaît tout à fait centrale.
A quand remontent les premiers écrits sur la sagesse ? Comment la sagesse s’articule avec la religion? Quelle est la spécificité de la sagesse dans la Bible ?   

La sagesse

Ses origines

Contrairement à la littérature prophétique, les écrits consacrés à l’étude de la sagesse ne sont pas propres à la Bible, ce type de littérature est bien présent dans toutes les civilisations du proche Orient de l’époque biblique. On peut même dire que jusque-là, dans notre itinéraire biblique, nous n’avons pas souvent rencontré de référence à la sagesse. Certes Joseph, fils de Jacob et Rachel, a été reconnu et loué, en Egypte, pour sa sagesse (Gn 41,39) et plus tard Salomon est présenté comme incarnant le type même du Roi-sage (1R 10,4), mais dès le chapitre suivant, à la fin de sa vie, la sagesse de Salomon est relativisée !  

Depuis les découvertes archéologiques du 19é siècle, nous disposons de nombreuses traces des grandes civilisations environnantes (Sumer, Babylone, Egypte) qui illustrent l’importance dans ces civilisations, bien avant l’époque biblique, de l’effort de l’intelligence des hommes pour faire face aux réalités quotidiennes. Ces efforts ont à l’origine un but essentiellement pratique, observer la nature et tenter d’appréhender le mode de fonctionnement des hommes, pour distinguer ce qui avec le temps marche de ce qui ne marche pas. Le bon sens pratique dans toutes les civilisations a développé un savoir-faire empirique. Cette sagesse pratique s’est transmise de générations en générations sous la forme de dictons, de formules imagées, de symboles riches en couleur qui s’impriment ainsi plus facilement dans la mémoire. 

On retrouvera plus loin avec le livre des Proverbes, cette sagesse enracinée dans la terre, issue d’un vieux fond agricole qu’il faut transmettre aux enfants, ou plus précisément du père au fils. 

Qui recueille en été est un homme avisé ;
qui dort à la moisson est méprisable (Pr 10,5).

Une sagesse qui touche aussi à la vie intime et personnelle.

Mieux vaut un plat de légumes là où il y a de l’amour
qu’un bœuf gras assaisonné de haine (Pr 15,17).

Ces textes définissent une morale des comportements familiaux, sociaux et politiques. Il faut préciser, pour nous modernes nourris de psychologie, que cette morale porte presque exclusivement sur les actes et leurs conséquences sur le groupe et non sur les intentions subjectives de l’individu.

La similitude des contenus avec ceux parfois plus anciens des civilisations environnantes illustre bien le terreau sur lequel la culture hébraïque s’est développée.
Alors que la religion apparaît diversifiée et assez spécifique d’une civilisation à l’autre, la sagesse présente dès l’origine un caractère commun et universel. Elle est l’ébauche d’un humanisme. Faut-il en conclure que la sagesse fut dès l’origine relativement autonome et indépendante de la religion ?

Sagesse et religion

La distinction entre sagesse et religion nous est familière et considérée par nous comme très bénéfique; elle permet de distinguer ce qui est du domaine de la raison de ce qui relève des croyances et de la foi. La sagesse dans l’histoire a permis de faire face aux dérives toujours possibles des religions.

Mais la distinction entre sagesse et religion à laquelle fait écho de nos jours la séparation entre le champ de la philosophie et celui de la théologie, même si elle plonge ses racines dans la Grèce antique, est une approche relativement récente (XVIe de notre ère). Dans les temps anciens, la sagesse était perçue comme d’origine divine. L’homme, dans sa quête du bonheur, mesure son incapacité à trouver par lui-même le comportement satisfaisant qui y mènerait. Dans les monarchies, la sagesse est de ce fait rattachée au roi, médiateur des dieux. Cette perception est aussi partagée en Israël, comme nous l’avons vu du temps de Samuel où le peuple réclame un roi pour le diriger « Maintenant donc, donne-nous un roi pour nous juger comme toutes les nations» (1S 8,5).

Le caractère divin de tous ceux qui procèdent du pouvoir royal participe à la stabilité globale de la société.

Par la Sagesse règnent les rois 

et les grands fixent de justes décrets

Par la Sagesse les princes gouvernent 

et les notables sont tous de justes juges (Pr 8,15).

Contestation du lien de la sagesse avec la royauté.

A la fin de l’époque des Juges, Yhwh était très réticent à satisfaire la demande du peuple d’être dirigé par un roi. Il leur a exposé, en vain, les dangers et les dérives possibles du pouvoir royal. Certes, Salomon fût, dans la tradition d’Israël, le modèle du lien entre royauté et sagesse. Le roi Salomon devint le plus grand de tous les rois de la terre en richesse et en sagesse. Toute la terre cherchait à voir Salomon afin d’écouter la sagesse que Dieu avait mise dans son cœur (1R 10,23).

Mais par la suite, les prophètes portent un regard très critique sur la sagesse des rois. Ils osent au nom de Yhwh dénoncer leurs gestes. 

Développement de la Sagesse en Israël après l’exil. 

Le lien entre la sagesse et la royauté remis en question par les prophètes, est définitivement rompu avec l’exil à Babylone. L’intelligence des choses de la vie trouve sa source non plus chez les rois, les grands, mais directement en Yhwh :

Cela aussi vient de Yhwh, seigneur de l’univers,
qui se montre d’un merveilleux conseil et d’un grand savoir-faire (Es 28,29).

Après le retour de Babylone et la disparition de la parole des prophètes, l’étude tient une  place cruciale, elle devient une caractéristique fondamentale du judaïsme naissant à Babylone. L’étude n’est pas réservée à une élite intellectuelle, elle n’est pas facultative, tous doivent s’y adonner car elle est la condition même du développement de la vie. La Loi donnée par Yhwh, à l’instar de la manne donnée au désert après sa libération d’Egypte, conforte l’intelligence des hommes et la nourrit.
Avec cette Loi, l’immanence de la sagesse humaine, commune à tous, est confortée par une transcendance. Cette transcendance n’est pas celle de rois aux désirs arbitraires, mais celle de Yhwh qui donne une loi précise, compréhensible par tous. La Sagesse, avec une majuscule, est alors personnifiée et présentée comme l’intelligence créatrice, ordonnatrice de l’univers.

La Sagesse, au-dehors, va clamant,

le long des avenues elle donne de la voix.

Dominant le tumulte elle appelle ;

à proximité des portes, dans la ville, elle proclame : 

« Jusques à quand, niais, aimerez-vous la niaiserie ?

Jusques à quand les moqueurs se plairont-ils à la moquerie

et les sots haïront-ils la connaissance ? (…)

Mais qui m’écoute repose en sécurité,

tranquille, loin de la crainte du malheur » (Pr, 1,20+).

Sagesse divine et sagesse des hommes.

La sagesse humaine avec son savoir expérimental, enrichi par les échanges avec les autres civilisations, atteint une forme d’autonomie qui peut paraître décalée avec la sagesse divine. L’humanisme naissant bute sur certaines énigmes de la révélation divine. Toute la logique de la rétribution des mérites de l’homme semble bien être contredite par l’existence. L’homme pieux ne fait-il pas l’objet de sarcasmes injustes? Les impies ne vivent-ils pas dans l’opulence ? 

Certes, nul n’est parfait et les prophètes ont justifié les malheurs du peuple par l’abandon de la parole de Yhwh, mais, comme nous le verrons avec le livre des Lamentations et dans quelques psaumes, ces malheurs sont perçus comme franchement disproportionnés.

Deux livres de la Bible, du nom d’un homme très pieux Job pour l’un, et très sage Qohelet   pour l’autre, vont se faire l’écho de la colère chez le premier et de la perplexité résignée chez le second, face à une sagesse divine perçue parfois comme injuste, incohérente et sans bénéfice pour l’homme. Ils déstabilisent le bel édifice traditionnel de la sagesse, donné par le livre des Proverbes. L’écho de ces deux œuvres littéraires majeures, Job et Qohélet, est encore très perceptible de nos jours, tant de grands noms de la littérature universelle classique ou moderne les ont cités ou s’en sont inspirés.

Sagesse et métaphysique.

Parallèlement, la sagesse antique initialement très pratico-pratique devient avec la philosophie grecque plus abstraite et donne naissance à la métaphysique (au-delà du physique). La réflexion de l’intelligence humaine conduit l’homme à se penser au-delà des contingences biologiques et historiques. Elle cherche à répondre à la question du mal, de la liberté et de leur articulation avec les croyances religieuses. La philosophie peut-elle remettre en question les fondements mêmes du judaïsme ?

Deux livres, le Siracide et Le livre de la Sagesse qui furent rattachés à la Bible dans un deuxième temps par les chrétiens (livres deutérocanoniques) illustrent l’effort des scribes juifs, de transmettre l’enseignement de la Torah dans le cadre de la culture grecque.

Livres abordés dans Autres Ecrits

Outre les livres d’Esdras et Néhémie, et des Maccabées, rapidement évoqués plus haut, nous ne pourrons pas, dans le cadre de ce tome, parcourir de façon exhaustive l’ensemble  des livres et nous laisserons au lecteur la joie de découvrir la beauté des petits livres de fictions historiques de Ruth, d’Esther, de Judith, le roman populaire de Tobit ou le poème d’amour du Cantique des cantiques, ne retenant que les livres incontournables pour suivre la trajectoire de la révélation. 

Nous aborderons successivement : 

– un recueil de chants funèbres, Les Lamentations, suite à l’exil à Babylone.
– un recueil de prières, Les Psaumes.

– un recueil de réflexions sur la nature et la morale avec les Proverbes.

– un livre un peu inclassable, le livre de Job, à la fois conte philosophique, poème, pièce de tragédie.

un livre de réflexion sur le bien-fondé de la sagesse, Qohélet (aussi appelé Ecclésiaste).
un récit d’un genre littéraire nouveau, apocalyptique, sous la forme d’une hagiographique d’un personnage mythique, Daniel.

– enfin, deux livres sur la sagesse plus tardifs, à l’aube du christianisme, la Sagesse et le Siracide (aussi appelé Ecclésiastique).




Le livre de JOB

Job, modèle de patience et d’abandon

L’impasse dans laquelle semble se heurter l’intelligence humaine dans son effort passionné de compréhension de l’action des hommes et de Dieu va trouver une de ses plus éminentes expressions dans le Livre de Job.

Ce livre étrange, étonnant au sens fort du terme (tonnerre), déroutant et paradoxal, a inspiré, nourri depuis 2500 ans et continue d’alimenter, peintres, écrivains, philosophes et poètes.

Sa lecture n’est pas d’un abord facile, l’auteur entraîne le lecteur déconcerté dans des réactions contradictoires qui vont de l’émerveillement, l’admiration  à l’incompréhension, la colère et la révolte contre Dieu, pour le laisser à la fin du livre complètement pantois, sidéré et interrogatif.

Job, modèle de patience et d’abandon au Créateur dans les mystères médiévaux, devient un modèle de stoïcisme dans la littérature du XVe, avant d’être la figure tragique de la souffrance imméritée chez Pascal, Racine, Bossuet. Voltaire en fera le paradigme de l’homme courageux qui a perdu toutes ses illusions sur un Dieu théoriquement bienveillant. Les romantiques souligneront l’angoisse, la nostalgie de l’homme brutalement plongé dans le malheur, incompris et persécuté par tous, mis au banc de la société alors même que précédemment, riche et heureux, il bénéficiait de la vénération de tous.
Pour Victor Hugo, Job incarne l’humanité vraie dans son combat contre l’absurdité du monde, qui légitime la révolte contre Dieu.
Pour Gide, il est le modèle du croyant qui traverse les ténèbres.
Claudel lui trouve le mérite insigne d’avoir cassé les mots, le langage, sapé l’assurance des pseudo-certitudes des sages pour nous faire pénétrer dans le tragique.

Plus près de nous C.G. Jung dans son livre « Réponse à Job », va utiliser ce personnage pour illustrer les difficultés posées par le christianisme, par l’impossible recours au dualisme pour expliquer les contradictions du divin. Il nous invite à une lecture symbolique de ce livre pour avancer dans la connaissance du Dieu Un. Il sera suivi dans cette voie par A. de Souzenelle avec son « Job sur le chemin de la lumière ».
Elie Wiesel relira le livre de Job à la lumière de la shoah dans  «Job ou Dieu dans la tempête ».
René Girard dans son essai consacré à Job « La route antique des hommes pervers » (Jb 22,15) verra dans ce personnage le type même du bouc émissaire préfigurant la mort sacrificielle de Jésus, passage (pâque) pour l’humanité d’un sacré antique et pervers vers la sainteté. Tout récemment, l’écrivain et critique littéraire, Pierre Assouline a sorti en Septembre un livre intitulé «Vies de Job », sorte de quête biographique du personnage de Job à travers laquelle se dessine sa propre quête intérieure.

Enfin l’on peut dire sans prendre beaucoup de risques que Job détient le record du monde du nombre d’épitaphes qui ornent nos cimetières.

Sur un plan plus scientifique, le fr. J.M. Maldamé, dominicain, chercheur et théologien enseignant à l’institut catholique de Toulouse, dans une étude théologique sur le problème du mal (« Le scandale du mal, une question posée à Dieu ») nous livre de précieuses grilles de lecture pour aborder ce livre de Job . Il nous décrit la genèse des apparentes contradictions qui peuvent perturber et rendre difficile sa compréhension.

La structure du Livre

Les nombreuses études exégétiques et littéraires de ces dernières années, nous permettent  de mieux saisir l’histoire de sa composition ; ce travail « d’archéologie littéraire » a dégagé les différentes strates qui se sont superposées, strates qui expliquent les lectures riches et contrastées que l’on peut faire de ce livre.
A l’origine, ce texte était très certainement une reprise d’un conte moral dont le thème, la souffrance de l’homme pieux, était bien connu dans tout l’orient de cette époque.

L’intention du premier auteur, appelons-le ainsi, semble bien être de montrer comment l’homme juste peut faire face au malheur, de façon sublime, et ressortir  de cette épreuve grandi et récompensé. La justice divine, qui récompense les bons et punît les méchants, un moment ébranlée par l’expérience du malheur chez un homme juste,  s’en trouve finalement confortée.

Le conte en prose

L’auteur du conte  met en scène (1, 1 à 2,10) un dialogue entre Dieu et Satan. Il est important de noter la première apparition dans la bible de ce personnage de Satan, où l’on voit qu’il ne s’agit pas du tout d’un ange mauvais. L’auteur prend bien soin d’éviter le dualisme ambiant de la religion perse où les dieux se partagent les rôles l’un pour le bien, et l’autre pour le mal. Simplement cet ange (il faudrait étudier de plus près la genèse qui remonte à cette époque précisément, de l’angélologie dans la Bible sous l’influence de la culture perse) fait partie de la cour céleste et discute avec Dieu d’un homme tout à fait remarquable du nom de Job.  Satan met en doute les ressorts profonds de la piété de cet homme; pour lui sa piété est liée à la réussite dont il a bénéficié toute sa vie sur tous les plans: famille nombreuse et heureuse, richesses, honneurs, …retirons lui tout ça et l’on verra ce que l’on verra il ne restera pas grand-chose de sa piété ! Le rôle de cet ange est de se faire « l’avocat du diable », expression qui trouve là dans ce livre, son origine.
Mis au défi, Dieu accepte que Satan mette à l’épreuve Job : des catastrophes s’abattent alors sur tous ses  biens et tous ses enfants meurent brutalement.

Job a alors cette phrase admirable :

« Sorti nu du ventre de ma mère, nu j’y retournerai.
Le SEIGNEUR a donné, le SEIGNEUR a ôté
Que le nom du SEIGNEUR soit béni »(Jb1,20)

Satan ne s’avoue pas vaincu pour autant: toucher aux biens d’une personne n’est pas l’épreuve la plus grave, mais si l’on touchait à l’intégrité de son être de son corps, alors là… ?
Dieu accepte de pousser l’expérience jusqu’au bout : Job est alors atteint par la lèpre et en est réduit à se gratter avec un tesson sur un tas de cendres. Sa femme profondément irritée par le stoïcisme de son mari, le supplie de maudire  Dieu ;  mais lui, malgré l’incompréhension de son épouse, plongé dans les affres de sa maladie, lui répond :

« Tu parles comme une folle. Nous acceptons le bonheur comme un don de Dieu.
Et le malheur, pourquoi ne l’accepterions-nous pas aussi ? »(Jb 2,10)

 L’épilogue de cette belle et courte histoire pieuse se trouve tout à fait à la fin du livre au chapitre 42 à partir du verset 10. Job resté intègre et juste dans l’épreuve, est récompensé  par Dieu qui multiplie ses biens et lui redonne encore plus d’enfants qu’auparavant !!!  La sagesse des hommes trouve en Job un modèle et les fondements de la morale qui doit voir le méchant puni et le juste récompensé, un moment ébranlé, sortent finalement confortés.
Ce conte édifiant en prose n’a d’ailleurs pas de caractère spécifiquement hébraïque ou juif (Job n’est pas juif, l’anthropomorphisme de la scène de Dieu discutant avec sa cour céleste dénote franchement avec les autres récits bibliques). Il  va être repris par un écrivain juif suivi (sans doute par deux ou trois autres) qui va l’utiliser comme un bel écrin lisse, admirable pour tout un chacun et il va y insérer, à l’intérieur, une puissante œuvre littéraire d’un tout autre genre.

Les dialogues en vers

L’auteur va faire intervenir trois personnages,  Elifaz de Témân, Bildad de Shouah et Çofar de Naamas, réputés pour leur sagesse.  Chacun à leur tour, dans une sorte de dialogue en vers, va essayer d’expliquer à Job les origines de son malheur et par là défendre la « justice divine ». Job va plaider vivement son innocence puis dénoncer la sagesse bien-pensante de ses amis. La puissance et la hardiesse du ton de Job à la hauteur de ses malheurs frisent le scandale, tant elles bousculent les clichés de la pensée traditionnelle et le dogme de la rétribution individuelle. Le corps du livre, en vers, apparaît très contrasté dans la forme et le fond avec le conte en prose qui l’enveloppe. Cette œuvre  d’un auteur inconnu, beaucoup plus personnelle et originale que le conte folklorique en prose, déstabilise les certitudes des sages et remet en cause les fondements de la piété des hommes-biens. Tant et si bien que parfois on s’est demandé comment une œuvre aussi audacieuse avait pu être retenue dans la transmission des œuvres religieuses du judaïsme.
« On peut même supposer que ce fut précisément la conclusion pieuse de l’histoire en prose qui facilita la survivance du poème, où la hardiesse de la révolte jobienne et l’ironie de la réponse divine mettent en question la justice de Dieu ou tout au moins la placent en dehors de la justice des hommes » (Intro de la TOB).

Donc des amis arrivent auprès de Job dans un esprit bienveillant. Ils font preuve au départ d’une grande délicatesse et d’un grand respect en face à ses malheurs, restant sept jours sans parler (en présence d’une personne frappée par le malheur, on ne prend pas la parole avant que celle-ci n’ouvre la bouche).
Puis finalement Job prend la parole (Ch. 3) pour hurler sa douleur, maudire sa naissance et appeler la mort qui plonge tout le monde, justes et méchants, à égalité dans le néant (il n’y avait pas à l’époque en Israël de croyance en une vie après la mort). L’œuvre alors s’articule sous la forme de trois séries de dialogues en vers entre Job et ses amis. Après chacune des interventions d’un de ses amis, Job répond.
Cela donne la structure suivante :

Elipehaz Job Bildad Job Cofar Job
Série 1 Ch. 4 et 5 Ch. 6et 7 Ch. 8 Ch. 9 et 10 Ch. 11 Ch. 12 à 14
Série 2 Ch. 15 Ch. 16 et 17 Ch. 18 Ch. 19 Ch 20 Ch. 21
Série 3 Ch. 22 Ch. 23 et 24 Ch. 25 Ch. 26 et 27 Ch. (28 ? – 30 ?) Ch. 31

 Première série (Jb 4-14)

1-1  Après que Job eut ouvert la bouche, Eliphaz (Ch 4 et 5), le premier, va prendre la parole et  sur un ton onctueux de prédicateur, il va essayer de faire comprendre à Job: certes tu es un homme juste, mais il faut savoir accepter les épreuves… D’ailleurs, tu n’es certainement pas totalement innocent. L’innocence totale ne fait pas partie de la condition humaine.

« Le mortel serait-il plus juste que Dieu,
l’homme serait-il plus pur que son auteur » (Jb 4,17)

Les épreuves sont là pour nous corriger, … sois heureux d’être repris par Dieu car à terme tu en tireras de grands profits :

« Vois : Heureux l’homme que Dieu réprimande !
Ne dédaigne donc pas la semonce de Shaddaï.
C’est lui qui, en faisant souffrir, répare, lui dont les mains, en brisant, guérissent » (Jb 5,17)

1-2 Ce type de pieux discours irrite Job et il agresse ses amis en les accusant de chercher à se protéger du désastre qui l’accable, par des belles paroles qui ne sont au fond que des paroles lâches et sans poids:

« On a honte d’avoir eu confiance : quand on y arrive, on est confondu.
Ainsi donc, existez-vous ? Non ! A la vue du désastre, vous avez pris peur. » (Jb 6,20)

« D’ailleurs, une critique venant de vous, que critique-t-elle ?
Serait-ce des mots que vous prétendez critiquer ? »(Jb 6,25)

Il ne leur demande rien ;  simplement  il veut être entendu et qu’ils aient au moins le courage de le regarder en face.

« Eh bien ! daignez  me regarder : vous mentirais-je en face ? » (Jb 6,28)

Dans sa fierté, il n’hésite pas à se dresser face à Dieu, dans un sursaut d’orgueil surhumain,  il se compare à l’ « Océan ou au Monstre marin » (7,12). Il se tourne vers Dieu, le prend à partie et lui reproche son acharnement contre lui :

«  Ai-je péché ? Qu’est-ce que cela te fait, espion de l’homme ?
Pourquoi m’avoir pris pour cible ? En quoi te suis-je à charge ?
Ne peux-tu supporter ma révolte, laisser passer ma faute ?
Car déjà me voici gisant en poussière.
Tu me chercheras à tâtons : j’aurai cessé d’être » (Jb 7,21)

1-3 Bildad, choqué par ces propos de Job, défend Dieu et insinue qu’il faut peut-être aller chercher  l’origine de ses malheurs dans le comportement de ses enfants :

« Dieu fausse-t-il le droit ? Shaddaï fausse-t-il la justice ?
Si tes fils ont péché contre lui, il les a livrés au pouvoir de leur crime » (Jb 8,3)

Puis il exhorte Job à reconnaître ses torts, à se tourner vers Dieu qui ne manquera pas de lui restituer un « avenir florissant ».

1-4 Job connaît la toute-puissance de Dieu (Jb.9) , mais cette toute-puissance le laisse seul, meurtri, aigri et écœuré:

« Certes, je sais qu’il en est ainsi. Comment l’homme sera-t-il juste contre Dieu ?»
«je suis seul avec moi » (Jb 9,35)
« La vie m’écœure. Je ne retiendrai plus mes plaintes ; d’un cœur aigre je parlerai » (Jb 10,1)

Job poursuit sa plainte et ses proclamations d’innocence. Il veut mettre Dieu face à ses contradictions. C’est Lui, Shaddaï, qui l’a façonné, nourrit, vêtu, choyé et qui maintenant le poursuit de sa colère pour le détruire. Dieu est-il sadique ? Job ne demande plus qu’une chose : « que Dieu lui lâche le short ».

« Qu’il cesse, qu’il me lâche, que je m’amuse un peu,
avant de m’en aller sans retour au pays des ténèbres et d’ombre de mort » (Jb 10,20)

1-5 Pour Cophar, ces paroles bien prétentieuses de Job sont insupportables. Il l’exhorte à se repentir pour retrouver la paix :

« Tu seras sûr qu’il existe une espérance ;
même si tu as perdu la face, tu dormiras en paix » (Jb 11,17)

1-6 Job ironise alors sur les arguments de ses amis…, lui aussi sait tenir ce type de discours convenu, mais ces beaux discours ne résistent pas à l’expérience de la réalité car la vie est bien plus complexe et pleine de paradoxe ; par ailleurs il soupçonne que leur parti pris pour Dieu cache en fait quelque chose de moins avouable, de plus fourbe et mensonger, alors… qu’ils se taisent et arrêtent de défendre Dieu !  Lui, Job, va risquer sa peau en attaquant  Dieu.

« Sa majesté ne vous épouvante-t-elle pas, sa terreur ne s’abat-elle pas sur vous ?
Vos rabâchements sont des sentences de cendre,
vos retranchements sont devenus d’argile.
Taisez-vous ! Laissez-moi ! C’est moi qui vais parler, quoi qu’il m’advienne.
Aussi saisirai-je ma chair entre mes dents et risquerai-je mon va-tout »(Jb 13,13)

Tout en réaffirmant son innocence, il demande à Dieu deux choses :

« Ne m’épouvante plus par ta terreur.
Puis appelle, et moi je répliquerai, ou bien si je parle, réponds-moi »(Jb 13,22)

Puis suit une méditation sur la mort à l’issue de laquelle Job entrevoit la possibilité d’une vie après la mort. Il est intéressant de noter que c’est le combat avec Dieu qui force pour la première fois la question de la résurrection et non la réflexion des sages:

« mais l’homme qui meurt va-t-il revivre ?
tout le temps de ma corvée, j’attendrais, jusqu’à ce que vienne pour moi la relève »(Jb 14,14)

Deuxième série (Jb 15-21)

2-1 A partir de là, la tension entre Job et ses amis montent encore d’un cran. Eliphaz  devient très agressif contre Job qui lui casse la baraque :

« Tu en viens à saper la piété, et tu ruines la méditation devant Dieu. »(Jb 15,4)

Il ne supporte plus les prétentions de Job :

« Es-tu Adam, né le premier » (Jb 15,7)

Qu’il se taise et écoute l’expérience des générations antérieures !

2-2 Job voit le fossé se creuser entre lui et ses amis, il ne peut plus compter sur eux pour le soutenir dans son malheur, au contraire le comportement de ses amis l’enfonce un peu plus. Il se tourne alors vers le ciel et étrangement il entrevoit la possibilité d’un témoin, d’un défenseur. Un Dieu humain qui intervient contre Dieu!  Sa souffrance  lui fait surmonter l’aporie par excellence : Dieu contre Dieu !

 « Dès maintenant, j’ai dans les cieux un témoin, je possède en haut lieu un garant.
Mes amis se moquent de moi, mais c’est vers Dieu que pleurent mes yeux.
Lui, qu’il défende l’homme contre Dieu, comme un humain intervient pour un autre » (Jb 16,19)

Puis il retombe dans son enfer.

«  Où donc est passée mon espérance ? Mon espérance, qui l’entrevoit ?
Au fin fond des enfers elle sombrera,
quand ensemble nous reposerons dans la poussière. »(Jb 17,15
)

2-3 Bildad  à son tour attaque Job, il ne supporte plus d’être traité par lui comme un « abruti » (Jb18,3) et décrit le sort réservé aux méchants (sous- entendu, justement les malheurs qui sont tombés sur Job).

2-4  Job ne comprend  pas pourquoi ses amis l’attaquent ainsi, il les supplie de ne pas en rajouter à son malheur. Puis brusquement, dans un passage sans doute le plus célèbre du livre, du fond de l’abîme, il crie sa foi. Comme pour Jérémie, une révélation indicible lui ouvre dans sa chair les portes de l’éternité.

« Je sais bien, moi, que mon rédempteur est vivant,
que le dernier, il surgira sur la poussière.
Et après qu’on aura détruit cette peau qui est mienne,
c’est bien dans ma chair que je contemplerai Dieu.
C’est moi qui le contemplerai, oui, moi !
Mes yeux le verront, lui, et il ne sera pas étranger.
Mon cœur en brûle au fond de moi » (Jb 19,25-27)

Nous avons là,  la première révélation de la résurrection  de la chair. Il est remarquable de constater que non seulement cette lumière brutale, comme nous l’avons vu plus haut, apparait dans un contexte de combat avec Dieu, mais qu’elle est liée à l’assurance d’une action d’un « rédempteur », le terme hébreu ‘goël ‘ signifie une sorte d’avocat qui prend fait et cause pour son protégé jusqu’à donner sa propre vie en rançon pour le sauver.  Cette idée de l’immortalité n’a rien à voir avec l’idée platonicienne  de l’immortalité de l’âme qui se sépare  du corps mortel. Ici c’est bien mon corps qui renaît de la poussière, ma peau qui se retissera sous l’action personnelle, sous l’effet d’une relation intime avec mon ‘goël’. Cette immortalité n’est pas le propre de la nature humaine. L’homme, « sui generis », est mortel et destiné à retourner en poussière, ce n’est que dans le contact, le face à face, le corps à corps  avec Dieu que l’homme recevra le souffle créateur, renaîtra .
Le prophète Ezéchiel en donnera  une vision saisissante dans sa fresque des ossements desséchés (Ez 37,1-14). Dans ce passage l’idée de la résurrection émerge dans un contexte de la renaissance du « petit reste » du peuple d’Israël alors que pour Job elle se situe dans un questionnement sur la rétribution individuelle. Cette idée s’affirmera progressivement en particulier avec les martyrs de l’époque des Macchabées et sera déclinée abondamment avec Daniel avant qu’elle ne soit complètement dévoilée avec le combat de Jésus et sa résurrection.

2-5 Cofar,  bien perturbé, tente encore de  sauver la morale traditionnelle qui veut que chacun doit être rétribué selon ses actes.(Jb 20)

2-6 Job lui montre par l’observation réaliste des faits, que cette théologie ne tient pas la route. Job, bien avant Marx et sa célèbre phrase « la religion est l’opium du peuple »  avait perçu chez ses sages amis, l’inanité de ces pieuses consolations et leurs perversités cachées :

« Pourquoi donc vous perdre en consolations?
De vos réponses, il ne reste que fausseté. »(Jb 21,34)

Troisième série (Jb 22-31)

3-1 Pour Eliphaz, c’en est trop : Job a surement commis  tous les méfaits de la terre ;  c’est lui qui est un être foncièrement pervers.

« Veux-tu donc suivre la route de jadis, celle que foulèrent les hommes pervers » (Jb 22,15)

3-2 Job se détourne alors  de ses amis pour se tourner entièrement vers Dieu dans l’espoir de s’expliquer avec lui car il a bon espoir d’être entendu. Mais sa recherche semble vaine :

« Ah ! si  je savais où le trouver ?» (Jb 23,3)
« Mais si je vais à l’orient, il n’y est pas, à l’occident, je ne l’aperçois pas.
Est-il occupé au nord, je ne peux l’y découvrir,
se cache-t-il au midi, je ne l’y vois pas » (Jb 23,8-9)

Pourtant à ce sentiment d’absence, très paradoxalement, se superpose les redoutables effets de sa présence si désirée :

« Pourtant il sait quel chemin est le mien, s’il m’éprouve  j’en sortirai pur comme l’or.
Mon pied s’est agrippé à ses traces, j’ai gardé sa voie et n’ai pas dévié »(Jb 23,10-11)
« Voilà pourquoi sa présence me bouleverse.
Plus je réfléchis, plus j’ai peur de lui.
Dieu a amolli mon courage, Shaddaï m’a bouleversé »(Jb 23,15-16)

Job , à l’instar des prophètes,  prend la défense « du pauvre, de la veuve et de l’orphelin », pour eux il réclame à Dieu la venue du temps de la justice (Jb24) dont il se sent bien loin.

3-3  Bildad semble, face à Job, à cours d’argument. Il ne peut que réaffirmer la transcendance de Dieu et la vanité pour l’homme d’essayer de comprendre les voies de Dieu.

« que dire de l’homme, ce ver, du fils d’Adam, cette larve »(Jb 25,6)

3-4 Job reprend  à son compte et développe au chapitre 26 ce thème de la transcendance de Dieu, mais cela ne l’empêche pas pour autant  de réaffirmer très énergiquement son innocence :

«tant que je pourrai respirer et que le souffle de Dieu sera dans mes narines, je jure que mes lèvres ne diront rien de perfide et que ma langue ne méditera rien de fourbe.
Quelle abomination, si je vous donnais raison !
Jusqu’à ce que j’expire, je maintiendrai mon innocence
.
Je tiens à ma justice et ne la lâcherai pas !
Ma conscience ne me reproche aucun de mes jours »(Jb 27,5)

3-5  On s’attendrait à trouver  à ce stade de l’œuvre  la dernière intervention du troisième ami, c’est-à-dire de Cofar, mais il a disparu  et désormais les trois amis se sont tus. Les trois poèmes qui suivent, mis dans la bouche de Job ont une couleur bien moins subversive. Les plus anciens manuscrits dont on dispose étant bien endommagés, certains exégètes suggèrent qu’il s’agit de rajout en vue d’adoucir les propos de Job peu digestes comme tels.
Il n’en reste pas moins que l’éloge de la sagesse du chapitre 28 mis dans la bouche de Job, même s’il est plus traditionnel, ne manque pas de souffle, il nous montre cette quête de la sagesse qui échappe aux spécialiste, inaccessible aux abîmes :

« Mais la sagesse, d’où vient-elle, où réside l’intelligence ?
Elle se cache aux yeux de tout vivant, elle se dérobe aux oiseaux du ciel. »(Jb 28,20)

Ce poème sur la sagesse se termine par cette sentence traditionnelle reprise du livre des Proverbes

Puis il a dit à l’homme :« La crainte du Seigneur, voilà la sagesse.
S’écarter du mal, c’est l’intelligence ! » (Jb 28,28)

3-6  Après la disparition des trois amis retombés dans le silence, les trois chapitres suivant sont un soliloque de Job qui, hébété, se rappelle tout son prestige d’antan (Jb.29) qu’il oppose à sa misère d’aujourd’hui (Ch.30). Puis dans un dernier effort, tente une dernière dois de se justifier, il réaffirme son innocence et sa fidélité au commandement des prophètes par rapport au pauvre, à la veuve et à l’orphelin :

« Est-ce que je repoussais la demande des pauvres,
laissais-je languir les yeux de la veuve ?
Ma ration, l’ai-je mangée seul, sans que l’orphelin en ait eu sa part » (Jb 31,16)

Puis il se tait définitivement, non sans avoir lancé un dernier défi à Dieu :

« Qui me donnera quelqu’un qui m’écoute ?
Voilà mon dernier mot. A Shaddaï de me répondre » (Jb 31,35)

L’intervention d’un nouveau personnage : Elihu

Face au silence pesant qui suit l’abandon du champ de bataille par les « trois amis »et le soliloque de Job, un quatrième personnage, jeune et sûr de lui, intervient pour tenter de relever le flambeau des vieux sages défaillants à contrer les paroles scandaleuses de Job qui persiste dans l’assurance de son innocence et remet en cause la justice divine .

« Dieu serait-il méchant, Shaddaï, perfide ? – Pensée abominable !
Car il rend à l’homme selon ses œuvres » (Jb 34,10)

Furieux que les vieux sages n’aient pas réussi à rabaisser le caquet de Job, il revendique pour lui la sagesse qui est donné par Dieu : la sagesse n’a rien à voir avec l’âge.
Ceci étant, ce jeune homme, avec encore un peu plus de mépris et d’agressivité pour Job va développer à peu près les mêmes arguments que ses prédécesseurs, en insistant peut-être  davantage sur la valeur éducative de la souffrance pour justifier l’action de Dieu.
Mais on peut percevoir à travers sa colère que, sa volonté de défendre Dieu, son indignation vertueuse face aux propos de Job trahissent son angoisse d’être déstabilisé par les questions audacieuses et révolutionnaires de Job.

« Je veux qu’on soumette Job à la question, jusqu’à ce qu’il cède,
sur ses propos dignes d’un mécréant ; car à sa faute il ajoute la révolte,
il sème le doute parmi nous et accumule ses remontrances contre Dieu. »(Jb 34,36)

De fait il supplie Job de revenir sur les rails traditionnels : mieux vaut subir et rester dans l’ordre que se révolter, plonger dans l’inconnu et le désordre.

« Garde toi de te tourner vers le désordre que tu préférerais à l’oppression ».(Jb 35,21)

La réponse de Dieu

Passant par-dessus ce « beau discours » d’Elihu dont il ne tient pas compte, Dieu interpellé par Job va se manifester à lui dans un ouragan. Cette mention de l’ouragan est très importante, car elle fait référence à la montée au ciel d’Elie au milieu de la tempête (2R 2,1) ; l’auteur veut nous faire comprendre que Job vit une rencontre exceptionnelle avec Dieu.
Dieu accepte avec une chaleureuse ironie de relever son défi courageux mais imprudent.

« Ceins donc tes reins, comme un brave : je vais t’interroger et tu m’instruiras.
Où est-ce que tu étais quand je fondai la terre ? Dis-le-moi puisque tu es si savant »(Jb 38,3)

Job est alors invité à pénétrer dans une épiphanie dont il ne sortira pas indemne, tel Jacob dans son combat avec l’ange (Gn 32,25). Dieu l’invite à parcourir avec lui l’abîme de la terre, de la mer, à rechercher les sources de la lumière, de l’eau et du vent, à tenter de comprendre le mécanisme des planètes célestes (Jb 38), à observer l’incroyable richesse de la diversité du monde animal (Jb.39).
Après ce long parcours, devant tant de merveilles et de puissance, Job s’avoue vaincu par Dieu :

« Je ne fais pas le poids, que te répliquerai-je ? Je mets la main sur ma bouche.
J’ai parlé une fois, je ne répondrai plus, deux fois, je n’ajouterai rien » (Jb 40,3)

Mais Dieu en rajoute une couche et lui fait rencontrer  une bête fabuleuse, terrifiante sur laquelle les dieux mêmes n’ont pas de prise :

« C’est lui le chef-d’œuvre de Dieu, mais son auteur le menaça du glaive »(Jb 41,19)

Ces deux chapitres 40 et 41, finale du livre, relève du genre littéraire apocalyptique (apocalypse = révélation ultime). Ce genre littéraire utilise les allégories et en particulier la symbolique animalière pour nous faire pénétrer dans un monde transcendant à laquelle nous n’avons pas accès naturellement par nos propres forces. Cette littérature assez ésotérique initiée par le prophète Ezéchiel puis Joël, sera largement développée par Daniel avant de trouver son expression définitive dans le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse de Jean.
Job dans cette apocalypse, fait l’expérience de la rencontre avec Dieu, en face de qui « l’assurance n’est qu’illusion »( Jb 41,1), cette expérience est bien existentielle, elle n’est pas théorique, philosophique mais charnelle :

« Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant, mes yeux t’ont vu ».

Job perçoit, par cette rencontre, le coté dérisoire de ses prétentions à être un homme « juste », vénérable qui mérite le respect.

« Aussi, j’ai horreur de moi et je me désavoue sur la poussière et sur la cendre »(Jb 42,4)

 Par ce combat, avec ses amis d’abord puis avec Dieu, Dieu l’a fait accéder dans un tout autre registre que celui où il se débattait avec ses amis, qui était celui de peser qui fait bien, qui fait mal. Registre où l’application minutieuse de la morale, pensaient-ils, permettrait de  plaire à Dieu pour se couvrir de toute punition divine et assurer son salut par l’accumulation de mérites. Cette quête du « bien » qui cache une angoisse, une peur du désordre et de l’instabilité, peut nous faire rentrer, comme nous le voyons avec la tournure du débat entre Job et ses amis, par la montée de leur rivalité,  dans une sorte de spirale de violence perverse.

Epilogue

Surprise ! Dieu tout à coup se met en colère contre les trois amis de Job, ceux- là même  qui pourtant ont fait tant d’efforts pour défendre Dieu contre les attaques de Job. Cette colère, Dieu la justifie par leurs attaques insupportables contre son ami Job dont il s’est fait son ’goël’, son défenseur, à sa demande :

« parce que vous n’avez pas parlé de moi avec droiture
comme l’a fait mon serviteur Job.
 »(Jb 42,8)

Ces trois personnages ont parlé de Dieu pour apparemment prendre sa défense (comme si Dieu avait besoin d’être défendu), mais en fait ils ont cherché à se conforter eux-mêmes, à se réfugier dans leurs certitudes, à fortifier leur « moi » face à l’Inconnu.
Alors que Job a parlé à Dieu, lui a confié sa colère contre Lui, l’a pris à partie. Ce faisant il L’a rencontré et cette rencontre l’a complètement décentré de son « moi », pour parler comme les psychanalystes. Ce « moi », libéré de cette quête de perfection qui ne faisait que l’enfermer dans son égocentrisme, peut s’ouvrir à un autre niveau d’être, à un « Je », présence à l’Autre sans juger, naissance de la Relation, victoire sur la violence.

La question du scandale de l’injustice de la souffrance de l’innocent, cœur du Livre de Job, ne trouve pas dans ce livre une réponse directe. Mais ce livre entrouvre une voie non pas pour expliquer et encore moins justifier cette injustice, bien sûr, mais pour nous aider à la vivre dans notre chair et découvrir au fond de cette chair meurtrie par la perte d’un enfant, la maladie, l’incompréhension d’un époux ou d’une épouse, la mise au ban de la société, etc… une Présence.
Cette ouverture à la souffrance de l’autre par l’attention à l’émergence d’une telle présence  peut permettre de ne pas nous résigner à tomber dans la tristesse et la stérilité d’un certain humanisme compassionnel face à des souffrances insupportables.




Les Proverbes

Introduction 

Le livre des Proverbes est un ensemble de livrets d’origines différentes, non exclusivement israélites. Il rassemble des matériaux très proches de la sagesse égyptienne. Il est le premier livre biblique à avoir consigné la morale expérimentale des anciens à transmettre aux enfants, ou plus précisément du père au fils. Ces recueils en viennent ainsi à définir une morale dans les comportements familiaux, sociaux et politiques. 

Mon fils, observe la discipline que t’impose ton père

et ne néglige pas l’enseignement de ta mère (Pr 1,8).

Le livre débute par une courte introduction qui attribue cet ensemble à Salomon, selon une pratique courante à l’époque, où l’auteur se cache sous le patronage d’une autorité reconnue.  

Proverbes de Salomon, fils de David, roi d’Israël, destinés à faire connaître la sagesse, à donner l’éducation et l’intelligence des sentences pleines de sens, à faire acquérir une éducation éclairée : justice, équité, droiture ; à donner aux naïfs la prudence, aux jeunes, connaissance et discernement ; (…) destinés à donner l’intelligence des proverbes et énigmes, des propos des sages et de leurs charades (Pr 1,1-6).

Après cet éloge de l’intelligence et des bienfaits de la transmission par l’éducation, l’auteur souligne d’emblée la spécificité de la sagesse d’Israël.

La crainte de Yhwh est le principe du savoir ; 

sagesse et éducation, seuls les fous s’en moquent (Pr 1,7).

Livret I

Le premier livret (1,8-9,18) est un recueil de poèmes plus ou moins longs, qui sont des exhortations chaleureuses à écouter la sagesse. 

Cet effort intellectuel débouche sur la compréhension de ce qu’est la crainte de Yhwh: 

Si, prêtant une oreille attentive à la sagesse, tu soumets ton cœur à la raison ; oui, si tu fais appel à l’intelligence, si tu invoques la raison, si tu la cherches comme l’argent, si tu la déterres comme un trésor, alors tu comprendras ce qu’est la crainte de Yhwh, tu trouveras la connaissance de Dieu. Car c’est Yhwh qui donne la sagesse, et de sa bouche viennent connaissance et raison (Pr  2,2-6).

Le lien entre sagesse et crainte de Yhwh est repris tout au long du livre des proverbes.

La crainte de Yhwh est le commencement de la sagesse et l’intelligence est la science des saints (Pr 9,10).

La crainte de Yhwh est fontaine de vie ! Elle détourne des pièges de la mort (Pr 14,27).

La crainte de Yhwh est une discipline de sagesse ; avant la gloire : l’humilité (Pr 15,33).

Le livre des Proverbes en associant l’intelligence à la crainte de Yhwh, enrichit encore cette expression qui exprimait le sentiment de la présence et de la confiance en Yhwh

La sagesse est associée à l’humilité, car s’il faut faire preuve d’intelligence, il faut se méfier de la prétention de l’intelligence et de la sagesse.

Fie-toi à Yhwh de tout ton cœur et ne t’appuie pas sur ton intelligence.
Dans toute ta conduite sache le reconnaître, et lui dirigera tes démarches.
Ne sois pas sage à tes propres yeux, crains plutôt Yhwh et détourne-toi du mal (Pr 3,5-7).

Si Yhwh se moque des moqueurs, il accorde sa faveur aux humbles (Pr 3,34).

La sagesse ne manquera pas de produire des fruits chez le sage.  

Qui m’écoute repose en sécurité, tranquille, loin de la crainte du malheur (Pr 1,33).

Ainsi, ta conduite sera celle des braves gens, tu observeras celle des justes. Les hommes droits habiteront la terre, les hommes intègres y resteront, tandis que les méchants seront retranchés de la terre et que les perfides en seront arrachés (Pr 2,20-22).

La sagesse ouvre un champ de liberté où les compétences et les goûts de chacun pourront s’exprimer, elle est la source pour l’homme de plénitude et de jouissance. La sagesse est rattachée au bonheur et aux délices de la création. 

Les voies de la sagesse sont des voies délicieuses et ses sentiers sont paisibles.
L’arbre de vie c’est elle pour ceux qui la saisissent, et bienheureux ceux qui la tiennent (Pr 3,17-18)!

L’origine de la sagesse est en Yhwh. 

Yhwh a fondé la terre par la sagesse, affermissant les cieux par la raison. C’est par sa science que se sont ouverts les abîmes et que les nuages ont distillé la pluie (Pr 3,19-20).

Cette sagesse hébraïque n’a pas le caractère contraignant et ennuyeux d’actes qu’il faut accomplir contre son gré, pour se soumettre à un dieu et lui plaire. Paradoxalement, la crainte de Yhwh délivre de toute peur.

Si tu te couches, ce sera sans terreur; une fois couché, ton sommeil sera agréable. 

Ne crains pas une terreur soudaine, ni l’irruption des méchants, quand elle viendra ;
car Yhwh sera ton assurance et du piège il gardera tes pas (Pr 3,24-26).

 

La sagesse est associée à la générosité.

Ne refuse pas de faire du bien à qui en a besoin quand tu peux le faire (Pr 3,27).

L’auteur établit alors clairement l’équation à la base de la morale : faire le mal entraîne le malheur et faire le bien entraîne le bonheur.  

La malédiction de Yhwh est sur la maison du méchant,
mais il bénit la demeure des justes (Pr 3,33).

Face à l’obscurité dans laquelle vivent les corrompus, la lumière de la sagesse apporte santé et vie:

Le chemin des méchants c’est l’obscurité, ils ne savent pas sur quoi ils vont trébucher.
Mon fils, prête attention à mes paroles, tends l’oreille à mes propos.
Qu’ils ne s’éloignent pas de tes yeux ; garde-les au fond de ton cœur.
Car ils sont vie pour qui les recueille et santé pour tout son être.
Garde ton cœur en toute vigilance car de lui dépendent les limites de la vie (Pr 4,18-23).

Dans le domaine de la vie sexuelle, la sagesse fait l’éloge de l’homme fidèle à la femme de sa jeunesse.

Qu’elles soient pour toi seul et pas pour des étrangers avec toi. 

Que ta fontaine soit bénie et jouis de la femme de ta jeunesse, biche amoureuse et gracieuse gazelle. Que ses seins te comblent en tout temps. Enivre-toi toujours de son amour. 

Pourquoi t’enivrerais-tu, mon fils, d’une dévergondée et embrasserais-tu le sein d’une étrangère ? (Pr 5,17-20)

 

La Sagesse n’est pas un simple code moral; en tant qu’émanation divine personnifiée (Pr 1,20; 8,1–9,6), elle s’écrit avec une majuscule.

Yhwh m’a engendrée, prémice de son activité, prélude à ses œuvres anciennes.
J’ai été sacrée depuis toujours, dès les origines, dès les premiers temps de la terre.
Quand les abîmes n’étaient pas, j’ai été enfantée (Pr 8,22-24a).

Elle est associée à la parole de Yhwh, source du  bonheur.

Heureux qui écoute la Sagesse. Et maintenant, fils, écoutez-moi. Heureux ceux qui gardent mes voies ! Écoutez la leçon pour être sage et ne la négligez pas. Heureux l’homme qui m’écoute, veillant tous les jours à ma porte, montant la garde à mon seuil ! (Pr 8,32).

 La quête de la Sagesse apparaît ainsi vitale. 

Car celui qui me trouve a trouvé la vie et il a rencontré la faveur de Yhwh (Pr 8,35).

Elle est perçue comme une mère nourricière. 

« Y a-t-il un homme simple ? Qu’il vienne par ici ! » A qui est dénué de sens elle dit : « Allez, mangez de mon pain, buvez du vin que j’ai mêlé. Abandonnez la niaiserie et vous vivrez! Puis, marchez dans la voie de l’intelligence » (Pr 9,4-6).

Livret II 

Ce recueil toujours attribué à Salomon est le plus long du livre (Pr 10,1-22,16), c’est un ensemble de maximes sous forme de deux vers (distiques).

Où abondent les paroles le péché ne manque pas,

mais qui refrène son langage est un homme avisé (Pr 10,17).

Que vienne l’orgueil, viendra le mépris,
mais la sagesse est avec les humbles (Pr 11,2).

L’éloge qui est fait de la politique laisse à penser que certains proverbes viennent d’intellectuels qui gravitent dans l’administration autour du roi. 
Faute de politique un peuple tombe ;
le salut est dans le nombre des conseillers (Pr 11,14).

La générosité, la circulation des biens, favorisent l’économie 

Tel fait des largesses et s’enrichit encore,
tel autre épargne plus qu’il ne faut et connaît l’indigence.

Une personne généreuse sera comblée,
et qui donne à boire sera lui-même désaltéré.

Le peuple maudit l’accapareur de blés
mais bénit celui qui le met sur le marché (Pr 11, 24-26).

 

Le contrôle de soi est recommandé.

Le fou laisse éclater sur l’heure sa colère,
mais l’homme prudent avale l’injure (Pr 12, 16).

 

La sagesse dénonce l’arrogance. 

Qui méprise son prochain pèche,
mais qui a pitié des humbles est heureux (Pr 14,21).

Elle appelle à la sobriété.

Mieux vaut peu de biens avec la crainte de Yhwh
qu’un grand trésor avec du tracas (Pr 15, 16).

Mieux vaut un morceau de pain sec et la tranquillité
qu’une maison pleine de festins à disputes (Pr 17, 1).

Elle incite au pardon.

Qui recherche l’amitié oublie les torts ;
y revenir sépare de l’ami (Pr 17, 9).

Elle fait l’éloge de l’humilité qui est la base de la sagesse.

Avant la ruine, l’esprit humain est plein d’orgueil ;
mais avant la gloire, il y a l’humilité (Pr 18,12).

Elle appelle à maîtriser son langage
La mort et la vie dépendent du langage,
qui l’affectionne pourra manger de son fruit (Pr 18,21).

Et à ne pas évoquer le sacré trop facilement.
C’est un piège pour l’homme de dire étourdiment : C’est sacré ! (Pr 20,25)

Car le sacré réside dans le fond de l’homme connu de Yhwh..

Le souffle de l’homme est une lampe de Yhwh qui explore les tréfonds de l’être (Pr 20,27).

 

La « connaissance de Yhwh », nourrie par l’étude des textes, la méditation et la prière, est la source et le moteur de la sagesse de l’homme. La prière intimement associée à l’étude devient plus importante que les sacrifices rituels.

Le sacrifice des méchants est en horreur à Yhwh,
il se complaît à la prière des hommes droits (Pr 15,8).

La pratique de la justice passe avant le culte.

 Pratiquer la justice et le droit 

est préféré par Yhwh au sacrifice (Pr 21,3).

Autres livrets

La suite du livre est composée d’une série de petites collections (22,17-24,22; 24,23-34; 25-29; 30,1-14; 30,15-33; 31,1-9; 31,10-31) qui présentent de grandes parentés avec les écrits de la sagesse égyptienne et ses conseils moraux.

Telles ces incitations à la prudence dans les relations:

Ne mange pas le pain de l’homme au regard mauvais et ne convoite pas ses bons plats ; 

car il est comme quelqu’un qui a déjà pris sa décision ; « Mange et bois », te dit-il, 

mais son cœur n’est pas avec toi ! La bouchée que tu viens d’avaler, tu la vomiras 

et toute ton amabilité aura été en pure perte (Pr 23,6-8).

Mieux vaut un franc avertissement qu’une amitié trop réservée (Pr 27,5).

 

L’inspiration royale de ces maximes est manifeste.

La gloire de Dieu, c’est d’agir dans le mystère 

et la gloire des rois, c’est d’agir après examen.

Les cieux en leur hauteur, la terre en sa profondeur 

et le cœur des rois sont impénétrables (Pr 25,2-3).

 

Au milieu d’un grand nombre d’adages repris de recueils étrangers, l’auteur ne manque pas de glisser la référence à la crainte de Yhwh.

Ne jalouse pas intérieurement les pécheurs, mais toute la journée aie la crainte de Yhwh (Pr 23,17). 

Mon fils, crains Yhwh et le roi. Ne te mêle pas aux novateurs ! (Pr 24,21)

Le livre se termine par un long poème sur la femme de valeur:

Une femme de valeur, qui la trouvera ?

Elle a bien plus de prix que le corail (Pr 31,10-31), 

Épouse idéale, diligente, courageuse, soignée et conseillère avisée. Dans cette culture patriarcale, la femme de valeur symbolise en ce monde le bonheur dans la demeure céleste.  

Conclusion

Au milieu de ces grandes et belles considérations sur la sagesse d’origine divine, certaines maximes semblent contredites par l’expérience au quotidien. 

La malédiction de Yhwh est sur la maison du méchant,
mais il bénit la demeure des justes (Pr 3,33).

Aucune misère n’atteint le juste,
mais les méchants sont remplis de maux (Pr 12, 21).

Ces équations posent tout de même quelques petites difficultés ! 

Reste sans réponse le problème de la rétribution. 




Les Lamentations

Nous avons vu dans les livres des Rois que rapidement après l’apogée, que représente le règne du roi Salomon, le peuple hébreu composé de 12 tribus qui portent le nom des enfants de Jacob (renommé Israël, voir Gn 32,29) s’est divisé avec d’une part au nord, le royaume d’Israël regroupant dix tribus et d’autre part au sud, le royaume de Juda avec seulement deux tribus: Juda et Benjamin. Avec la chute de Samarie en 721, c’est 80 % de la population et du territoire du peuple hébreu qui disparaît. Le contexte politique international caractérisé par la rivalité entre les grands empires voisins (l’Assyrie, Babylone et l’Egypte) rend la position du petit royaume de Juda de plus en plus précaire. La victoire de l’empereur Babylonien Nabuchodonosor sur l’Égypte entraînera en 597 la chute de Jérusalem et une première déportation d’une partie de la population vers Babylone. Quelques années après, une tentative de rébellion menée par le roi Sédécias provoque une réplique très violente de l’armée Babylonienne : le temple est rasé , une nouvelle partie exilée. Ainsi c’est la totalité du royaume d’Israël, son territoire, son autonomie politique, son lieu de culte, bref ce sont tous les piliers de son identité qui disparaissent

L’élite du peuple est enchaînée, encordée et doit traverser à pied tout le désert de Syrie pour rejoindre Babylone . Nombreux sont ceux qui n’atteindront pas cette cité, épuisés ils seront abandonnés dans le désert à la merci des lions.

Le sort de ceux qui restent n’est guère plus enviable, ils sont réduits sur leur propre territoire à l’état d’esclave persécuté, affamé.

Un livre de la bible se fait directement l’écho des terribles souffrances du peuple, le livre des « Lamentations ».

Le Livre des Lamentations

Livre de cinq poèmes qui sont des chants funèbres après cette catastrophe nationale

Ces chants, ces cris de douleur suite aux persécutions et aux terribles souffrances endurées par le peuple, sont un appel désespéré adressé à qui peut l’entendre (Yhwh veut-il encore l’entendre?) mais aussi posent la question sur le sens de cette immense tragédie.

Dans la bible hébraïque ce petit livre composé de 5 chapitres porte le titre de EYKHAH que l’on traduit par « Comment !? ». C’est en effet le premier mot du livre et cette exclamation/interrogation est reprise au début des chapitres 2 et 4. Ce mot traduit bien à la fois le questionnement et la stupéfaction face aux horreurs subies alors que YHWH est censé être leur défenseur face aux nations.

Comment en est on arrivé là ?

Comment Yhwh a-t-il pu abandonner son peuple, se mettre ainsi en totale contradiction avec ses promesses  ?

Les deux premières lamentations ont une connotation nettement collective et politique. Pour pleurer Jérusalem, elles mettent en scène une femme pleine de charmes, une princesse (la Belle Sion). Autrefois glorifiée elle est maintenant mise à nue, humiliée, souillée par ses amants. Réduite à l’état d’esclave elle en est réduite à vendre ses charmes pour de la nourriture, elle crie « regardez et voyez s’il est douleur comme ma douleur » (1,12), mais même ses cris font jouir ses ennemis ! Certes elle a désobéi, mais là c’en est trop, elle implore Yhwh pour qu’au moins, en toute justice, ses ennemis ne soient pas mieux traités qu’elle. Elle implore, mais tout espoir semble perdu « Il n’existe au jour de la colère de Yhwh, ni rescapé, ni survivant »(2,22)
La troisième Lamentation a un caractère plus individuel, plus personnel. Elle met en scène un homme martyrisé :

« Il ronge ma chair et mes os » (3,4),

emmuré dans les ténèbres, rongé par le désespoir

« C’en est fini de mon espoir qui venait de Yhwh »(3,18).

Puis du fond des ténèbres jaillit pour un moment un rayon de lumière :

«ma part, c’est Yhwh, me dis-je c’est pourquoi j’espérerai en lui
Il est bon, Yhwh, pour qui l’attend, pour celui qui le cherche
il est bon d’espérer en silence le salut de Yhwh …
il est bon pour l’homme de porter le joug
il doit s’asseoir à l’écart et se taire..
. – il y a peut-être de l’espoir –
tendre la joue à qui le frappe, être saturé d’insultes»(3,22 …30)

 

Puis il retombe dans la description de tous ses malheurs pour enfin, comme la femme de la première lamentation, supplier Yhwh pour que ses ennemis connaissent les mêmes malheurs que lui.

Cette succession de sentiments contradictoires, l’incompréhension, le désespoir de voir Yhwh, son sauveur, se comporter avec lui comme un ennemi et cet amour pour Yhwh qui semble malgré tout subsister et lui apporter une lueur d’espoir , n’en pose pas moins cette question fondamentale :
Yhwh veut-Il vraiment la destruction du peuple sur lequel Il a tant investi, qu’Il a aimé, éduqué, choyé ?

Un dilemme apparemment insoluble se pose au peuple:
Comment concilier la destruction de Jérusalem et la fidélité de Yhwh à son peuple?

Comment supporter l’humiliation de la dynastie davidique ?

De nombreux psaumes se feront l’écho de ce questionnement tragique.

« Yhwh, jusqu’à quand ? Te cacheras-tu constamment ?…
Yhwh ! Où sont tes bontés d’autrefois ?
Tu avais juré à David sur ta fidélité !
Yhwh ! Pense à tes serviteurs outragés » (Ps 89,47-50)

Désarroi général: l’exil à Babylone

Face à cette aporie, on peut schématiser classiquement deux types de comportement possibles :

  • le premier, face à un tel drame, est d’abandonner purement et simplement la confiance en Yhwh. Cette catastrophe infirme les espoirs que le peuple avait mis en Yhwh. Cette alliance d’Israël avec son dieu n’était qu’un rêve illusoire, il faut se tourner vers d’autres dieux en particulier adopter le culte des dieux de Babylone qui en l’occurrence se sont montrés plus efficace que Yhwh. C’est la dissolution du peuple hébreu en Babylonie. Ce choix certes peut apparaître à certains comme une trahison, mais leurs protagonistes vont mettre en avant le réalisme, l’ouverture d’esprit, la capacité d’adaptation au changement dont il faut faire preuve pour s’adapter à ces conditions de vie nouvelles.
  • le deuxième comportement, à l’inverse du premier, prône une réaction. Pour effacer cette catastrophe il faut tout faire politiquement et éventuellement militairement pour restaurer le royaume de Juda et reconstruire le Temple en vue de sauvegarder l’identité du peuple hébreu. C’est le choix de la résistance et l’espoir d’un retour rapide. Ce choix qui a l’apparence de la fidélité, du courage et de la volonté peut aussi cacher une certaine peur du changement, l’angoisse de l’avenir, la défense d’intérêts personnels. Autant de sentiments qui alimentent ce que l’on nomme aujourd’hui «le repli identitaire » avec ses risques de dérapage : violence, rejet de l’autre, de l’étranger.

 

Ces deux orientations possibles, si opposées, vont traverser le peuple hébreu et même si des positionnements intermédiaires ou alternatifs seront présents, elles provoqueront inévitablement un dangereux clivage au sein du peuple de Yhwh.

D’un coté l’appartenance se dissout au contact d’une civilisation plus riche et plus évoluée, y compris sur un plan religieux et spirituel. (En effet l’avènement de Zarathoustra à cette époque dans l’ancien Iran marque une orientation religieuse très nouvelle. Il dénonça le culte de dieux multiples, le sacrifice des animaux tel qu’il était pratiqué presque partout, y compris à Jérusalem, et il prêcha une foi purifiée, orientée sur la lutte entre le bien et le mal, c’est-à- dire entre « Ahura Mazda » le Dieu suprême et « Angra Mainyu » son opposé. Sa religion, bien qu’elle maintienne un certain dualisme, représentait un pas important vers une forme de monothéisme et vers une spiritualisation du religieux).

De l’autre coté la résistance à l’envahisseur, le repli identitaire, traduit un déni de la réalité, l’impossibilité d’entrer dans une analyse des motifs de la catastrophe et un refus de se remettre en cause. Cette résistance militaire après la première déportation en 597 ne fera qu’aggraver la situation et amènera une nouvelle catastrophe en 587.

Ce clivage entre ces deux options va ajouter à la souffrance physique de l’exil du peuple, un profond désarroi psychologique et des divisions politiques intestines.

La Voie étroite de salut prônée par les prophètes

Le courant prophétique a anticipé depuis deux siècles déjà les catastrophes à venir.

Nous avons lu les oracles et les invectives des prophètes Amos, Osée, Miché et du « premier » Isaïe (Es 1 à 40). Tous, avant, pendant et après la chute de Samarie, dénoncent énergiquement, les injustices, les inégalités sociales et le culte aux idoles. Ils n’ont pas été écoutés.

Deux grands prophètes, de cette époque à savoir Jérémie, le deuxième Isaïe (Es 40 à 56) à l’instar de leur prédécesseurs, chacun à leur manière et avec leur style propre, vont clamer haut et fort une autre voie de salut. C’est une voie étroite et exigeante qui ne sera suivie que par un petit reste. C’est de ce « reste » d’Israël que naîtra à partir du Vième siècle av. J.C., le judaïsme.




Amos, Osée et Michée

Premiers « petits prophètes » – écrivains.

Le qualificatif de « petit » est lié à la taille de leurs écrits. Il s’agit de deux livres très courts par rapport aux écrits des grands prophètes, Esaïe, Jérémie, Ézéchiel. Toutefois de par leur place charnière dans l’histoire d’Israël avec l’émergence du prophétisme et de par la puissance et l’impact de leur contenu, ce qualificatif ne leur sied pas du tout.  Autrefois assez délaissés, nous découvrons mieux aujourd’hui l’importance de leurs messages.

Dans le cadre d’une lecture chronologique de la bible, comme celle que nous avons choisie d’adopter, ces prophètes écrivains inaugurent une nouvelle ère de la révélation. Il ne faut cependant pas perdre de vue que  la Torah (ou Pentateuque) que nous avons déjà lue et que nous considérons comme antérieure (en raison de l’époque des faits relatés), furent rédigés en fait, au moins dans leur version définitive, postérieurement aux écrits de ces prophètes. On peut donc dire que l’ « esprit » de ces prophètes est au fondement même du judaïsme. Le Code de la Loi serait en grande partie une mise en forme, une institutionnalisation juridique et religieuse inspirée par cet esprit des prophètes.

Ces prophètes ont-ils écrit eux-mêmes ces textes ?

Les experts s’accordent pour dire que si certains prophètes ont pu transcrire eux-mêmes par écrit une partie de leurs oracles, les livres tels que nous les connaissons sont l’œuvre de disciples ou de témoins.

AMOS

Qui est cet homme ? D’où vient il ?

Dès l’introduction du livre, il est présenté comme éleveur de Tequoa. Il s’agit d’une bourgade au sud-est de Bethléem. Donc il était originaire du royaume de Juda, mais il va exercer sa fonction prophétique dans le royaume du nord. Ce ne devait pas être un petit éleveur, car il précise lui-même dans le livre qu’il possède du petit et du gros bétail et qu’il avait des cultures.
Au chapitre 7, il répond au grand prêtre de Jeroboam, roi d’Israël qui lui dit de retourner dans son  pays pour y prophétiser et gagner ainsi sa vie :

Je n’étais pas prophète ; je n’étais pas fils de prophète,
j’étais bouvier, je traitais les sycomores,
mais Yhwh m’a pris de derrière le bétail et m’a dit :
Va, prophétise à Israël mon peuple (Am 7, 14-15)

 On voit là sa volonté de se démarquer de ces prophètes professionnels dont nous avons parlé la dernière fois qui en général avaient plutôt tendance à caresser les autorités dans le sens du poil !

Lui après ses invectives terribles contre la société et les pouvoirs en place, va être expulsé par le roi d’Israël, Jeroboam.

Le contexte historique

Le premier verset du livre nous indique que ses « Paroles » furent prononcées à l’époque d’Ozias roi de Juda (785-747 av jc) et de Jéroboam II roi d’Israël (787-747), avant donc la chute de Samarie et la disparition du royaume du Nord, « deux ans avant le tremblement de terre ». Comme nous ne connaissons pas par ailleurs la date de ce tremblement de terre, cela ne nous donne pas d’indication plus précise sur la date exacte de son intervention qui n’a durée sans doute que quelques mois.

Le Contenu

Le Livre est partagé en trois parties :

1. Des jugements sur les nations et sur Israël (Am 1,13-2,16)

 Sur un plan historique, à une époque où la montée en puissance de l’Assyrie au nord se fait de plus en plus menaçante, Yhwh par la voix d’Amos annonce, en raison de leurs fautes, la destruction de « toutes les nations », c’est à dire de tous les peuples connus par Israël : Damas, Gaza, Tyr, Edom, Ammon et Moab. Mais les jugements les plus sévères sont dirigés contre Juda et Israël.

Il faut noter le paradoxe ou plutôt le contraste entre la représentation du « Dieu d’Israël » vu par le pouvoir politique et religieux de l’époque, perçu essentiellement comme un dieu appartenant à Israël et son défenseur face aux autres nations, et celle plus universaliste qui nous est donnée dans ce texte. Toutes les nations en fonction de leur comportement, auront des comptes à rendre à Yhwh alors même qu’elles ne le connaissent pas. Il y là implicitement la reconnaissance d’une éthique politique universelle. Mais c’est Israël, du fait de son élection, qui est le plus coupable !

« parce qu’ils ont vendu le juste pour de l’argent
et le pauvre pour une paire de sandales
parce qu’ils sont avides de voir la poussière du sol sur la tête des indigents
et qu’il détournent les ressources des humbles …
alors que moi, je vous avais fait monter du pays d’Egypte
et vous avais conduit quarante ans au désert … » (Am 2, 6-12)

2. Des Oracles contre Israël (Am 3-6)

 Dans ces quatre chapitres, la critique contre l’injustice sociale va se déployer d’une façon impitoyable: corruption des classes dirigeantes, des juges, rapacités des riches qui se vautrent dans leur confort, légèreté de comportement de leurs femmes qui ne se préoccupent que de leurs toilettes. En vivant ainsi dans l’euphorie de la richesse, ils se bercent d’illusion, ils se donnent bonne conscience et pensent assurer leur sécurité en pratiquant des sacrifices, en faisant des pèlerinages et en chantant des cantiques, mais Yhwh déteste et méprise ces pratiques religieuses:

« Je déteste, je méprise vos pèlerinages,je ne peux supporter vos rassemblements,
quand vous faîtes monter vers moi vos holocaustes , dans vos offrandes, rien qui me plaise.
vos sacrifices de bêtes grasses, j’en détourne les yeux.
éloigne de moi le brouhaha de vos cantiques, le jeu de tes harpes, je ne veux pas l’entendre..
Mais que le droit jaillisse comme l’eau
et la justice comme un torrent intarissable » (Am 5, 21-23)

Nous allons retrouver très souvent chez les autres prophètes cette diatribe extrêmement violente contre les pratiques religieuses et ces appels au droit et à la justice en faveur des plus pauvres. Il y a là beaucoup plus qu’une simple dénonciation d’une hypocrisie, comme on pourrait le voir encore aujourd’hui dans la dénonciation de ces chrétiens, qui vont à la messe et qui une fois sortis, disent du mal ou exploitent leurs prochains. Dans ce contexte historique du VIII ème siècle avant notre ère, il s’agit de beaucoup plus que de cela : c’est une mutation anthropologique, une direction nouvelle donnée à l’histoire des religions qui s’opère par ces prophètes.

Nous avions évoqué lors de la lecture du Lévitique, la mutation de la notion de sacrifice et du sacré. Nous avions vu que le philosophe René GIRARD avait démontré que cette idée du sacré était partagée par toutes les civilisations primitives, qu’elle trouvait son origine dans une modalité de la gestion de la violence pour en éviter l’emballement au sein de la communauté et la protéger ainsi d’une auto-destruction inéluctable. Cette action du sacrifice en se répétant va progressivement se ritualiser et donner naissance à l’art et la culture. René Girard souligne que ce développement du sacré se produit nécessairement dans une méconnaissance de la violence portée individuellement par les membres de la communauté. Tout le travail de la pédagogie biblique sera justement de lever cette méconnaissance, de révéler cette violence collective et individuelle et par là même de retourner, de convertir le sens du sacrifice et du sacré. Nous avons vu, en premier avec le sacrifice d’Abraham, puis dans le livre de la Loi les premières mutations du sacré avec la substitution des sacrifices humains par des sacrifices d’animaux, avec le bannissement de la prostitution sacrée. Mutations qui s’accompagnent d’un travail plus personnel et individuel de symbolisation et d’intériorisation de la Loi, de la « crainte de Yhwh ». L’accent dans le rite sera mis dans la relation de confiance et d’amour de l’homme avec son Dieu. Ces mutations, inspirées par les textes, sont visiblement bien loin d’être digérées, intégrées dans la vie courante chez les responsables politiques et religieux de cette époque. Ils se réfugient dans un sacré archaïque beaucoup plus confortable, par ce qu’il ne les remet pas en cause.

On trouve dans ce livre, ce verset d’une pertinence psychologique étonnante et qui mériterait de plus longs développements et commentaires  :

En voulant repousser le jour du malheur
vous rapprochez le règne de la violence… (Am 6, 3) 

On peut y voir là l’expression de l’ambivalence paradoxale du sacré. En voulant repousser le malheur, la violence est projetée, mise sur le compte des autres, de la colère des dieux qu’il faut impérativement tenter de conjurer par des sacrifices. Cette méconnaissance, gage d’une efficacité immédiate (mais temporaire), ne permet pas de s’attaquer à la véritable source du mal, et tout particulièrement à nos comportements de peur, de recherche de protection, de maintien des privilèges qui génèrent injustices, inégalités sociales. Comportements qui aboutiront au résultat inverse de celui recherché. Loin d’obtenir la paix, la disparition ou du moins l’éloignement de la violence, ils vont en « rapprocher le règne ».

Les prophètes, Amos le premier, vont avoir pour mission de révéler les vrais causes des malheurs, de sortir Israël de son inconscience, de ses fausses sécurités fondées sur le sacré. Dans cette lutte contre les fixations sécuritaires au sacré, les prophètes vont tenter de rompre  ces résistances psychologiques, sociales et religieuses en cassant ou du moins en modifiant profondément la notion même de sacrifice et de sacré. L’identité du peuple de Yhwh ne doit plus se faire simplement autour de pratiques cultuelles, fussent elles adressées à Yhwh, mais par la pratique du droit et de la justice tout particulièrement en faveur des plus démunis.

Mais ces appels au droit et à la justice sont un peu désespérés, car le peuple et tout particulièrement les élites dans leur apparente et assez nouvelle prospérité économique et sociales, ne peuvent ou ne veulent pas entendre.

3. Les visions d’Amos (Am 7-9,10)

Les trois derniers chapitres rapportent les visions d’Amos : sauterelles, feu, étain, corbeille de fruits, etc…qui toutes annoncent de terribles catastrophes. Elles expliquent que l’expression « prophète de malheur » ait souvent été attribuée à Amos, même si les derniers versets (probablement des rajouts postérieurs) ferment le livre sur une note d’espoir.

OSÉE

Ce prophète est de peu postérieur à Amos, peut être pas plus d’une dizaine d’année et se situe donc dans un contexte politique et économique semblable à ce dernier, plus proche cependant de la catastrophe, de la disparition de Samarie et du royaume du nord (721).

Tout en dénonçant vigoureusement, comme Amos, l’injustice sociale, il va mettre l’accent sur la nature des liens entre Yhwh et son peuple. Dans la description de cette relation, il va faire preuve d’une audace stupéfiante. Il va utiliser ses propres malheurs conjugaux, sa souffrance de voir sa femme le tromper allègrement, d’avoir des enfants qui sont des « fils de prostituée » pour illustrer, symboliser la souffrance de Yhwh, face aux errements de son peuple.

Chez Osée, l’objectif de rétablissement du droit et de la justice est aussi très présent, mais le ton du livre tranche avec la froideur juridique d’Amos. Dans le conflit qui oppose Yhwh et son peuple, Osée utilise le langage très ardent de l’affectivité avec ses aspects charnels, sensuels.

 Le Contenu (Os 1-3)

Les trois premiers chapitres sont l’ histoire de l’union du prophète avec une prostituée avec laquelle il a des « enfants de la prostitution ». Cette union symbolise la relation de Yhwh avec son peuple qui se prostitue avec le dieu Baal.

Faites un procès à votre mère, faites lui un procès
car elle n’est pas ma femme et je ne suis pas son mari.
Qu’elle éloigne de son visage les signes de sa prostitution et d’entre ses seins les marques de son adultère. Sinon , je la déshabillerai et la mettrai nue…(Os 2, 4-5)

 Cette femme s’est égarée, elle se trompe sur l’origine de sa richesse en disant :

« Je veux courir après mes amants ceux qui me donnent le pain et l’eau,
la laine et le lin, l’huile et les boissons… (Os 2, 6)
Elle n’a pas compris que c’est moi qui lui donnais blé, vin nouveau, huile fraîche
je lui prodiguais de l’argent et l’or ils  l’ont  employé pour Baal»(Os 2,10)

L’enjeu de ce procès est bien la reconnaissance de ce ou plutôt de Celui qui donne la Vie.
Les chemins de cette femme ne peuvent mener qu’à une impasse et à la catastrophe

« Elle ne trouvera plus ses sentiers
elle poursuivra ses amants sans les atteindre elle les cherchera sans les trouver …
Je ferai cesser toute sa joie, ses fêtes, ses noémie, ses sabbats…
Je dévasterai sa vigne et son figuier…» (Os 2, 9…13)

Mais Yhwh ne perd pas tout espoir :

Eh bien c’est moi qui vais la séduire,
je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur (Os 2,16)

Et cette victoire de la Vie, de l’amour sur les faux-semblants et les illusions aura des répercutions cosmiques et c’est elle qui viendra à bout de la violence :

Je conclurai pour eux en ce jour là une alliance
avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel, les reptiles du sol
l’arc, l’épée, la guerre il n’y en aura plus dans le pays…
« …Je te fiancerai à moi pour toujours,
je te fiancerai à moi par la justice et le droit , l’amour et la tendresse .
Je te fiancerai à moi par la fidélité et tu connaîtras Yhwh… et la terre, elle répondra par le blé, le vin nouveau, l’huile fraîche… je l’ensemencerai pour moi dans le pays.. » (Os 2, 20-25)

Pendant de long jours tu resteras à moi sans te prostituer et sans être à un homme…
Pas de roi, pas de chef, pas de sacrifice, pas de stèle , pas d’éphod… alors les fils d’Israël rechercherons à nouveau Yhwh » (Os 3, 3-5)

Séries d’oracles (Os 4-10)

Ce sont des séries d’oracles dont il n’est pas toujours facile de suivre l’articulation .
A partir du constat qu’ « il n’y a ni sincérité ni amour du prochain ni connaissance de Dieu dans le pays, …(4,1) 

les premières invectives sont dirigées contre les prêtres qui ont « repoussé la connaissance » (4,6). Ils se sont alignés sur les pratiques cultuelles des Cananéens :

 « ils s’en vont à l’écart avec des prostituées
et partagent les sacrifices avec les courtisanes sacrées » (4,14).
 

Face à cette méconnaissance , Yhwh se retire et ce retrait plongera le peuple dans la détresse. Plongé dans le malheur, le peuple reviendra, mais ce retour risque d’être superficiel :

Votre amour est comme la nuée du matin, comme la rosée matinale qui passe..
Mon jugement jaillit comme la lumière
Car c’est l’amour qui  me plaît et non le sacrifice
et la connaissance de Dieu, je la préfère aux holocaustes (Os 6, 6)

On retrouve dans ce passage, l’illustration de l’appel à une mutation profonde du sacré que les prophètes tentent d’opérer (sans grand succès !) : l’amour, la tendresse, la fidélité, la justice et le droit, la recherche de Dieu doivent supplanter les sacrifices et les holocaustes. L’exercice des pratiques cultuelles ne sont pas magiques, elles ne peuvent constituer une garantie de relation avec Dieu.

Avec leur petit et leur gros bétail, ils viennent pour rechercher Yhwh
ils ne le trouveront pas (5, 6)

Pourtant au delà des annonces  de tous les terribles malheurs qui vont s’abattre sur Israël du fait de son comportement, le prophète annonce avec force son assurance dans le salut de Yhwh :

C’est lui qui a déchiré, c’est lui qui nous guérira
il a frappé, il pansera nos plaies
Au bout de deux jours, il nous aura rendu la vie, au troisième jour il nous aura relevé.

Efforçons nous de connaître Yhwh :
Son lever est sûr comme l’aurore,
il viendra vers nous comme vient la pluie
comme l’ondée du printemps arrose la terre (Os 6, 1-4)

Yhwh parle (Os 11)

Dans ce chapitre, c’est Yhwh lui-même, sans passer par la voie du prophète,  qui parle directement de son amour pour Israël avec des accents déchirants et pathétiques. Dans ce passage, le verbe hébreu au verset 1, que l’on a traduit par « aimer », exprime les relations entre un homme et une femme avec une connotation clairement sensuelle, voire érotique. Nous retrouvons là l’accent du début du livre où Yhwh se comparait à un mari trompé par sa bien-aimée. Dans ce passage, l’amour de Yhwh pour Israël est explicitement comparé à l’amour, la tendresse d’une mère pour son fils .
Il commence par rappeler la genèse de son amour et l’ingratitude de son fils :

Quand Israël était jeune, je l’ai aimé et d’Egypte j’ai appelé mon fils …
C’est aux Baals qu’ils ont sacrifié
C’est pourtant moi qui avait appris à marcher à Ephraïm, les prenant par les bras
mais ils n’ont pas connu que je prenais soin d’eux
je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour,
j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue
et je lui tendais de quoi se nourrir.(Os 11,1-5)

 Le paradoxe, c’est que dans sa situation politique, menacé au nord par l’Assyrie, Israël au lieu de changer de comportement et de se retourner vers Yhwh, cherche appui, se « retourne » vers l’Egypte, pays dont justement Yhwh l’avait sorti pour construire une relation d’amour.

L’infidélité du fils laisse Yhwh complètement décontenancé :

Comment te traiterai-je, Ephraïm, te livrerai-je, Israël ? … ?
Mon cœur est bouleversé en moi
en même temps ma pitié s’est émue
je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère
je ne reviendrai pas détruire Ephraïm
Car je suis Dieu et non pas homme
au milieu de toi je suis saint
je ne viendrai pas avec rage (Os 11, 8-9)

 Ce passage étonnant est très célèbre, il illustre l’originalité et l’audace du prophète Osée. Totalement inconnu des autres dieux, des autres religions, la relation de Dieu avec les hommes qui s’apparente au début du livre à celle d’un homme pour sa femme puis là, à celle d’une mère ou/et d’un père pour son fils. Mais ce qui est divin, saint, naturellement hors de portée des humains c’est la capacité de ne pas chercher la vengeance, la capacité de pardonner. Le pardon apparaît là comme l’attribut même du divin. C’est le pardon qui ouvre les portes de l’éternité.

MICHÉE

 

Prophète de malheur

Le prophète Michée se manifeste quelques années après le prophète Osée, vers 740. Son action prophétique commence par l’annonce de la chute de Samarie, capitale du royaume d’Israël dont il vivra le drame de la destruction et de la déportation en 721, puis après la disparition du royaume du Nord, il se tourne vers le royaume de Juda. Dans ses prophéties, Michée accable principalement les dirigeants de Juda, et ceux qui y représentent la justice et la religion. 

En conséquence, il prédit la destruction de Jérusalem et de son Temple ainsi que l’Exil à Babylone. Mais ce ne sera pas la fin de ce peuple. Après cela, il offre une perspective de délivrance et la venue d’un roi sauveur à Bethléem.

Vision inaugurale

Aux jours de Yotam, Akhaz et Ezékias, rois de Juda,  visions qu’il eut à propos de Samarie et de Jérusalem (Mi 1,1).

Sur un ton dramatique, il annonce la descente majestueuse de Yhwh sur la terre de Jacob. (…) Il descend, il marche sur les hauts lieux de la terre. Les montagnes fondent sous ses pas, les fonds de vallée se crevassent, comme la cire devant le feu, comme l’eau répandue sur une pente. Tout cela, à cause de la révolte de Jacob, à cause des péchés de la maison d’Israël (…) (Mi 1,3-5).
Le jugement est sans appel. Je vais faire de Samarie un champ de ruines (Mi 1,6).

Cette vision de destruction touche le prophète dans sa chair. Aussi vais-je me lamenter et hurler. J’irai, déchaussé et nu. J’entonnerai une lamentation à la manière des chacals, un chant de deuil, comme les autruches (Mi 1,8).

La menace s’étend jusqu’à Jérusalem. Vraiment irréparable, le coup qui la frappe ! Car il vient jusqu’à Juda, jusqu’à toucher la porte de mon peuple, jusqu’à Jérusalem (Mi 1,9).

Invectives contre les exploiteurs

Comme Amos et Osée, Michée fulmine contre les puissants et leur avidité. Ils exploitent les plus démunis. Malheur à ceux qui projettent le méfait et qui manigancent le mal sur leurs lits ! Au point du jour, ils les exécutent, car ils en ont le pouvoir. Convoitent-ils des champs, ils les volent, des maisons, ils s’en emparent. Ils saisissent le maître et sa maison, l’homme et son patrimoine (Mi 2,1-2).
Il s’en prend aussi aux faux prophètes qui délirent. Sous l’effet du vin et des boissons fortes, ils courent après le vent et débitent des mensonges: « Pour vin et boisson forte, je vais délirer en ta faveur » ; alors, il serait le prêcheur de ce peuple-là (Mi 2,11).

Pourtant Yhwh annonce une issue pour un reste d’Israël. Je vais te rassembler, Jacob, tout entier, je vais réunir le reste d’Israël (Mi 2,12).

Au cœur de la catastrophe, le prophète annonce que Yhwh viendra ouvrir une brèche pour sauver un reste. Il est monté devant eux, celui qui ouvre la brèche ; ils ont ouvert la brèche ; ils ont passé une porte; ils sont sortis par elle ; leur roi est passé devant eux, Yhwh, à leur tête (Mi 2,13).

Invectives contre les autorités judiciaires et religieuses

Michée s’en prend alors aux juges qui détournent le droit à leur profit. (…) : N’est-ce pas à vous de connaître le droit ? Vous qui haïssez le bien et aimez le mal, qui arrachez la peau de dessus les gens et la chair de dessus leurs os. Ceux qui mangent la chair de mon peuple, qui leur raclent la peau, qui leur brisent les os, qui les découpent comme chair en la marmite, comme viande au fond du chaudron (Mi 3,1-3).

Toutes les autorités, chefs, prêtres et prophètes de la maison d’Israël, sont gagnées par la cupidité. Ses chefs jugent pour un pot-de-vin, ses prêtres enseignent pour un profit, ses prophètes pratiquent la divination pour de l’argent (Mi 3,11).

Le pire, c’est qu’ils pensent qu’en étant détenteur d’un pouvoir, Yhwh est avec eux. 

Et c’est sur Yhwh qu’ils s’appuient en disant :« Yhwh n’est-il pas au milieu de nous ? Non, le malheur ne viendra pas sur nous (Mi 3, 11).

Alors que c’est à cause d’eux que  Jérusalem sera dévasté. C’est pourquoi, à cause de vous, Sion sera labourée comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de décombres (Mi 3,12).

Avènement d’un temps nouveau

Cette dévastation annoncée de Jérusalem n’est cependant pas le dernier mot de Yhwh. Après les invectives et les prédictions de catastrophes, le ton du prophète change, il annonce qu’un reste subsistera aux malheurs, qu’une nouvelle ère s’ouvrira, qui verra tous les malheureux rassemblés en une nation puissante sous la protection d’une royauté divine, d’un messie.

Je rassemblerai ce qui boite, je réunirai ce qui est dispersé, ce que j’ai maltraité. De ce qui boite, je ferai un reste ; de ce qui est éloigné, une nation puissante. Sur la montagne de Sion, Yhwh sera leur roi dès maintenant et à jamais (Michée 4,6-7).

Cette ère nouvelle verra la disparition de la violence. (…) Martelant leurs épées, ils en feront des socs, et de leurs lances, ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée, nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre. Ils demeureront chacun sous sa vigne et son figuier, et personne pour les troubler (…) (Mi 4,3-4).

Le prophète annonce bien, plusieurs dizaines d’années avant les faits, la déportation du peuple à Babylone, mais elle sera suivie de la délivrance par Yhwh. Les douleurs présentes, à l’image de celles d’une femme enceinte, sont le signe qui précède une naissance, l’avènement d’une nouvelle ère: Tords-toi de douleur et hurle, fille de Sion, comme la femme qui enfante car maintenant tu vas sortir de la cité, tu vas demeurer dans les champs, tu iras jusqu’à Babylone. Là tu seras délivrée, là Yhwh te rachètera de la main de tes ennemis (Mi 4,10).

Qui est ce messie qui interviendra au nom de Yhwh ? Contrairement à ce que l’on imagine, il ne sera pas issu des grands de ce monde. Et toi, Bethléem Ephrata, trop petite pour compter parmi les clans de Juda, de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël (Mi 5,1).

Son action en faveur d’Israël s’élargira au monde entier et prendra la dimension d’une paix universelle. Il se tiendra debout et fera paître son troupeau par la puissance de Yhwh, (…).Ils s’installeront, car il sera grand jusqu’aux confins de la terre. Lui-même, il sera la paix

 (Mi 5,3-4a).
Alors le reste de Jacob sera, au milieu de peuples nombreux, comme une rosée venant de Yhwh, comme des ondées sur l’herbage, qui n’attend rien de l’homme, qui n’espère rien des humains (Mi 5,6).

Cette paix adviendra par de profondes transformations intérieures chez l’homme, dans sa perception de la puissance et du sacré. (…) Je retrancherai de chez toi les chevaux et je ferai disparaître tes chars. Je retrancherai les villes de ton pays et je démolirai toutes tes forteresses. Je retrancherai de ta main les sorcelleries et il n’y aura plus pour toi de magiciens. Je retrancherai de chez toi les statues et les stèles; tu ne te prosterneras plus devant l’œuvre de tes mains (Mi 5,9-12).

Sanctions, lamentations, espérance

Cette transformation qui remet en cause les fondements du sacré interpelle et questionne.

Avec quoi me présenter devant Yhwh, m’incliner devant le Dieu de là-haut ? Me présenterai-je devant lui avec des holocaustes ? Avec des veaux d’un an ? Yhwh voudra-t-il des milliers de béliers ? des quantités de torrents d’huile ? Donnerai-je mon premier-né pour prix de ma révolte ? Et l’enfant de ma chair pour mon propre péché ? (Mi 6,6-7)

La réponse de Yhwh à ce questionnement est le verset le plus connu de ce livre, verset qui dans sa simplicité préfigure l’enseignement de Jésus:

On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bien, ce que Yhwh exige de toi: Rien d’autre que respecter le droit, aimer avec tendresse et marcher humblement avec ton Dieu (Mi 6,8).

Malheureusement l’homme ne suit pas cette voie et le prophète en est malade: Malheur à moi ! (Mi 7,1). (…) plus de juste parmi les hommes. Tous sont à l’affût pour répandre le sang;  (…) Pour faire du bien, le prince pose ses exigences, le juge demande une gratification, le notable parle pour satisfaire sa cupidité (Mi 7,2-3).

Les conséquences en ont été décrites.

Toi, tu mangeras, sans pouvoir te rassasier. La famine s’installera chez toi. Tu mettras de côté, mais sans rien pouvoir conserver. Ce que tu conserverais, je le livrerais à l’épée. Toi, tu sèmeras, mais tu ne moissonneras pas. Toi, tu presseras l’olive, mais tu ne t’enduiras pas d’huile (Mi 6,14-15).

Pourtant en final, le prophète reprend l’idée de la brèche entrevue plus haut pour un reste (Mi 2,13), brèche qui le fera sortir vers la lumière:

Mais moi, je guette Yhwh, j’attends Dieu, mon sauveur; il m’écoutera, mon Dieu. 

Ne ris pas de moi, ô mon ennemie. Si je suis tombée, je me relève, 

si je demeure dans les ténèbres, Yhwh est ma lumière. 

L’indignation de Yhwh, je dois la supporter – car j’ai péché contre lui – 

jusqu’à ce qu’il prenne ma cause en main et rétablisse mon droit. 

Il me fera sortir à la lumière, et je contemplerai son œuvre de justice (Mi 7,7-9).

Serait-ce alors que nous n’aurions plus à payer pour nos fautes ? Quel est donc ce dieu qui n’a pas besoin de sacrifice pour calmer sa colère?

A quel Dieu te comparer, toi qui ôtes le péché, toi qui passes sur les révoltes ? Pour l’amour du reste, son patrimoine, loin de s’obstiner dans sa colère, lui, il se plaît à faire grâce. De nouveau, il nous manifestera sa miséricorde, il piétinera nos péchés. Tu jetteras toutes leurs fautes au fond de la mer (Mi 7,18-19).

Comme pour Osée, le livre s’achève avec ce mystère du pardon.