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Deuxième livre des rois

Introduction

Ce dernier des livres dits « historiques », recouvre une période de près de trois siècles, de l’an 850 environ jusqu’à la prise de Jérusalem et la déportation du peuple à Babylone en 587. Comme le livre précédent dont il est la suite, nous avons affaire à un mélange de chroniques royales en général assez sèches et de récits merveilleux, beaucoup plus détaillés, autour de l’action de prophètes : essentiellement celles d’ Elisée qui a reçu « l’esprit d’Elie », puis à la fin du livre celles d’Esaïe.

Dans cette lecture plusieurs facteurs rendent  mal-aisé l’intégration et la mémorisation  chronologique des événements :

  • le récit entrecroise intimement les deux royaumes dont les rois portent des noms souvent assez semblables et même parfois identiques avec quelques années de décalage.
  • les dates des règnes ne sont pas données d’une façon absolue (le système de datation absolu que nous utilisons par rapport à la naissance théorique de Jésus-Christ était évidemment inexistant !). Les dates des règnes des rois de Juda sont données par rapport aux règnes des rois d’Israël et réciproquement, ce qui ne facilite pas la mémorisation de la chronologie, d’autant qu’il a pu se glisser ça et là des erreurs de chiffres. Les dates qui figurent dans les annexes de la plupart des traductions sont le fruit d’un long travail de reconstitution des historiens qui s’appuie aussi sur des recoupements avec les quelques rares et précieuses informations extra bibliques, qui nous sont parvenues de l’histoire des peuples environnants.
  • enfin il y a une très grande inégalité dans le traitement des faits. En effet des périodes assez longues ne feront l’objet que de quelques versets tandis que l’auteur détaillera beaucoup plus longuement des périodes très courtes. C’est ainsi que le règne d’Omri dans le livre précédent ne fait l’objet que de 3 versets secs et ravageurs (1R 16, 23-26), alors qu’il fut le fondateur de la ville de Samarie et que l’on sait par ailleurs qu’il fut un grand roi, reconnu comme tel par ses voisins (voir stèle de Mesha au musée du Louvre). Il y a là clairement une intention théologique dans l’écriture de l’histoire. L’importance que l’auteur donne à certains faits traduit sa volonté d’ apporter un éclairage théologique pour comprendre la succession chronologique des événements  et inciter ainsi le peuple à en tirer les leçons.

 

L’impression première de cette lecture un peu fastidieuse, il faut bien le dire, est assez triste et sombre.

Décadence du pouvoir politico-religieux des deux royaumes.

Ce deuxième livre des rois s’ouvre sur un récit très révélateur d’une sorte de régression sacrale de la part de la plupart des rois des cette période.

Achazias

Le roi Achazias, blessé suite à une chute de son balcon, cherche à consulter un Baal, Baal-zeboub (d’où le Beelzebout des évangiles Mt 12,23) pour savoir s’il s’en remettra. Elie s’interpose à trois reprises face à cette demande sacrilège qui constitue une grave infidélité à Yhwh, « N’y a-t-il pas de Dieu en Israël pour que vous alliez consulter Beelzeboul » (2R 1,3) et lui annonce sa mort.
Le culte des Baals et Astartée était (re)devenu  pratique courante en Israël. Cette divinité  cananéenne très en faveur dans le pays de Canaan comme sur la cote phénicienne, gère le ciel, elle est maître de la foudre et de la pluie. Son importance est donc cruciale pour cette société agraire si dépendante de la pluie pour assurer sa subsistance. Mieux valait donc mettre tous les atouts de son coté, même si ce culte s’accompagnait de pratiques considérées comme abominables aux yeux des partisans de Yahvé: les sacrifices humains et la prostitution sacrée. Car comme nous pouvons le voir en (1R 3 ,16) l’immolation humaine du premier-né était perçu comme un sacrifice très précieux pour Baal .

Jézabel

Un sommet dans l’infidélité fut atteint, nous l’avons vu la dernière fois, sous le règne d’Achab, roi d’Israël, avec la reine Jezabel qui avait fait assassiner tous les prophètes de Yhwh et poursuivi Elie de sa haine.

Leur fils Joram fera un peu marche arrière par rapport à ses parents, il détruira une stèle de Baal (3,2) et obtiendra même le soutien dans un premier temps du prophète Elisée pour battre le roi de Moab (ch. 3), mais il ne mettra pas fin aux agissements de sa mère Jézabel et Elisée refusera alors son soutien.

Comment ! la paix ? Alors que continuent les débauches et les innombrables sorcelleries de ta mère Jézabel (2R 9,22)

Athalie

De son coté leur fille Athalie, épouse de Joram, roi de Juda, à ne pas confondre avec Joram son frère, roi d’Israël (c’est pas très facile à suivre!) était elle aussi très partisane de Baal. A la mort de son mari, leur fils Achazias une fois au pouvoir, suit les traces de sa mère et de sa grand mère Jézabel .

Jehu

Elisée prépare alors une sorte de putsch, en investissant de l’onction royale, un certain Jéhu pour tenter de mettre un terme à toutes ces dérives. Cette conspiration aboutit et lors d’une bataille, Jehu met à mort, en une seule fois, la fameuse Jézabel, son fils Joram roi d’Israël, et son petit fils Achazias, roi de Juda (ch. 9). Il extermine aussi tous les serviteurs des Baals, mais … ce personnage de Jéhu est ambiguë, une fois au pouvoir il se garde pour lui les veaux d’or qui étaient à Béthel et à Dan !

Mais Jéhu n’eût pas soin de marcher de tout son cœur selon la Loi de Yhwh, il ne s’écarta pas des péchés que Jeroboam avait fait commettre à Israël. (2R 10,31)

Athalie (2R 11),  prend alors la décision incroyable de supprimer toute la descendance de son fils Achazias, sans doute pour se garder pour elle seule, le pouvoir à la fois sur Israël et sur Juda. Son projet revenait à annihiler la promesse de Yhwh de garder éternellement une descendance à David, d’assurer la venue d’un Messie.

Joas

Heureusement une fille d’Athalie, Yehoshéva, réussit à soustraire le petit Joas, au projet funeste de sa grand-mère (2R 11,2). Joas est sacré roi de Juda et sa grand mère Athalie fut mis à mort (835 av. J.C.). Cette histoire terrible d’Athalie, inspira une des plus belles tragédies de Jean Racine (1691)

Huit ans déjà passés, une impie étrangère
Du sceptre de David usurpe tous les droits,
Se baigne impunément dans le sang de nos Rois,
Des enfants de son fils détestable homicide,
Et même contre Dieu lève son bras perfide.(Racine, Athalie)

Joas fut un bon roi et entreprit des réparations dans le Temple, cependant précise le chroniqueur

Les hauts-lieux ne disparurent  pas et le peuple continuait à offrir des sacrifices
et à brûler de l’encens sur les hauts-lieux (2R12,5)

Fin du royaume d’Israel en 721

Dans la suite des chroniques détaillant les aléas politiques et militaires des différents rois d’Israël et de Juda, on perçoit la montée de la pression des royaumes environnants. L’arrière plan international, assez absent jusque là, se fait de plus en plus prégnant. L’avènement en 883 d’Assurnasirpal II en Assyrie, vient bouleverser la situation géopolitique de la région. Les souverains assyriens vont progressivement  faire monter la pression sur leurs petits voisins du sud, le royaume d’Aram (Damas) en premier lieu, puis le royaume d’Israël.
Finalement en 721 l’empereur Salmanazar V s’empare de la ville de Samarie. La population est exilée dans ces pays du nord, pendant qu’inversement, d’autres populations venus du nord s’installent à Samarie. Les dieux étant attachés aux lieux, les nouvelles populations en arrivant en Samarie ont adopté, entre autre, le culte de Yhwh renforçant ainsi le syncrétisme religieux déjà à l’œuvre.

Ils (ces nouvelles populations) craignirent Yhwh
Tout en craignant Yhwh ils continuèrent à servir leur propre dieux,
selon le rite des nations d’où on les avait déportés.
Aujourd’hui encore ils ne craignent pas Yhwh ; ils n’agissent pas selon les commandements et les rites devenus les leurs, ni selon la Loi et l’ordre que Yhwh a prescrits aux fils de Jacob à qui il a donné le nom d’Israël. (2R,17, 32-35)

Remarquez dans ce passage, l’ambivalence de l’expression « craindre Yhwh » dont nous avons déjà parlée :
d’un coté il est dit que ces peuples craignirent Yhwh, et juste après qu’ils ne craignent pas Yhwh.
Dans le premier cas la crainte est une peur du dieu local, Yhwh, dont on cherche à capter la bienveillance en observant des rites auxquels on attribue un pouvoir magique comme cela est bien décrit dans les versets précédents. Ils pratiquent ces rites sans percevoir, sans en assumer le sens profond . Dans le deuxième cas il s’agit bien de la saine crainte où les rites ne sont pas des opérations magiques mais l’expression de symboles destinés à rappeler à chacun l’histoire, l’alliance avec Yhwh qui engage dans une éthique.

Ce brassage ethnique et religieux en Samarie est à l’origine d’un certain mépris des juifs de Jérusalem pour les samaritains que l’on retrouvera très explicitement dans les évangiles ( la rencontre avec la Samaritaine, la parabole du bon Samaritain, etc…).

Le chapitre 17 (versets 7 à 23) est une synthèse théologique qui détaille les causes de la disparition du royaume d’Israël :

Tout cela est arrivé parce que les fils d’Israël ont péché contre Yhwh…
Ils ont érigé des stèles et des poteaux sacrés sur toutes les collines…
ils ont raidi leur nuque…ils n’ont pas cru en Yhwh…
ils ont rejeté les lois ainsi que l’alliance faite avec leurs pères…
ils ont couru après des riens et les voilà réduits à rien …
ils ont fait passé par le feu leurs fils et leurs filles ;
ils ont consulté les oracles, pratiqué la divination.

En 721, le royaume de Juda lui, est épargné mais affaibli.

Vers la fin du royaume de Juda (de 721 à 587)

Le chroniqueur va passer rapidement et surtout d’une façon très disproportionnée sur ces 150 années. La lecture de la fin du deuxième livre des rois (Ch. 18 à 25) en est simplifiée du fait de la disparition du royaume du nord.
Le règne d’ Ezéchias (716-687) et celui de Josias (640-609) sont traités assez longuement car ces deux rois se sont retournés vers Yhwh, tandis que ceux de Manassé (687-642) et d’Amon (642-640) sont traités très sèchement. La raison en est toujours théologique. En parlant de Manassé :

Il bâtit des autels à toute l’armée des cieux dans les deux parvis de la maison de Yhwh
Il fit passer son fils par le feu
il pratiqua incantation, magie et divinations (2R 21,5-6)

alors que des  travaux archéologiques récents tendent par exemple à montrer que Manassé fut un grand roi.
Le règne de Josias fut marqué par un événement d’une grande importance: suite à la décision du roi de faire de grands travaux de restauration dans le temple, un livre est découvert, le Livre de la Loi (probablement une partie au moins du livre du Deutéronome). Cette découverte va enclencher une réforme religieuse importante, soutenue par les prophètes comme nous allons le voir plus loin. Malheureusement la vigueur de cette réforme ne sera pas poursuivie par les souverains suivants et le chroniqueur ne croit plus dans la possibilité de conversion du peuple.

Au chapitre 24, la domination de Nabuchodonosor, empereur de Babylone, sur le monde est présenté comme un ordre de Yhwh pour écarter les péchés de son peuple. En 597, sous le règne de Joaqim, une première déportation de l’élite du peuple de Jérusalem eût lieu à destination de Babylone, suivie dix ans plus tard, en 587, sous le règne de Sédécias, de la destruction de la ville de Jérusalem et d’une deuxième déportation vers Babylone d’une partie restante du peuple.

Cette lecture très sombre et angoissante du deuxième livre des rois marque la fin de l’histoire d’Israël en tant que nation et donc, normalement, sa disparition progressive du champ de l’histoire en tant que peuple.
Face à ces erreurs des rois, ces fausses pistes qui ne menèrent qu’au rien,
face à ces péchés qui emporteront le peuple dans la défaite et le feront retomber en d’esclavage,
face à cette disparition tragique du royaume et de la royauté,
qu’en est-il de cette promesse d’une dynastie éternelle faite à David par Yhwh ?

Ce questionnement déjà sous-jacent dans ces livres des rois va alimenter à partir des années 780 jusqu’au retour d’exil de Babylone (521) une très riche littérature, inédite dans l’histoire de l’humanité, « les livres des prophètes ».

Émergence d’un force intellectuelle et spirituelle: le prophétisme

Nous avons vu la dernière fois dans le premier livre des rois, avec l’histoire d’Elie, que parallèlement à cette impuissance des institutions politiques et religieuses d’Israël à transmuter les formes traditionnelles du sacré, le chroniqueur met en avant des forces qui ne puisent pas leur origine dans ce champ institutionnel, des forces qui sont investies directement par Yhwh, sur une personne particulière, un Prophète.
Avec Elie, nous avons noté que cette force, capable d’accomplir des miracles, étaient néanmoins apparemment aussi peu perceptible qu’un souffle « ténu ». Elle met l’accent sur la dimension intérieure, personnelle de l’individu, à travers la rencontre. De cette rencontre, elle semble néanmoins puiser une grande audace pour affronter les grands, peut-être moins dans l’espoir de les transformer, que de faire prendre conscience au peuple de leur trahison.
Trahisons qui délégitiment, fragilisent et finalement rendent dérisoires l’exercice même de ces pouvoirs qui ont abandonnés leur mission d’éducation et de transformation de la vie collective, sociale, politique et religieuse du peuple.
Cette force nous la voyons à nouveau à l’œuvre dans ce deuxième livre des rois en la personne d’Elisée, fils spirituel d’Elie. Les chapitres 2 à 7 nous racontent en détail ses multiples actions.
Nous y retrouvons une grande similitude avec celles d’Elie : le vase d’huile qui ne se tarit pas, la résurrection du fils de la shounamite, l’assainissement d’un potage empoisonné (ch 4). Comme pour Elie et peut-être plus encore, certains de ces miracles comme la multiplication des pains (2R, 4, 42-44) et la guérison d’un chef militaire d’un autre pays, Naaman, du pays d’Aram (ch. 5), préfigurent ceux de Jésus relatés dans les évangiles.
[Avec ce dernier miracle, comme pour Jésus, c’est la dimension universelle de ces actions qui est soulignée. Elles dépassent les frontières et les appartenances pour s’attacher à des signes qui touchent le cœur de tout homme quelque soit sa fonction ou son pays. Comment ces miracles, hors du cadre strict du peuple d’Israël peuvent ils constituer un apport au questionnement sur la fidélité de Yhwh à Israël ? ]

Ces  deux grandes figures du prophétisme, Elie et Elisée, révélés par ces livres dits « historiques » par les uns ou « prophétiques » par les autres, justement du fait du rôle central de ces personnages, ne sont pas les seuls ; ce qualificatif de « prophète », nous l’avons vu attribué à Samuel (1S ), à Natan (2S et 1R), prophète de David, et à d’autres moins connus comme Ahiyya (1R,12) ou le Michée de 1R 22 (à ne pas confondre avec le Michée qui écrira un recueil, 150 ans plus tard, vers 720).

Origine du « prophétisme »

Voyants et devins

Nous avons déjà remarqué, à l’occasion de la lecture des chapitres 23 et 24 du Livre des Nombres, où un certain Balaam, rattaché au roi de Moab, est chargé par lui de vaticiner contre Yhwh, que le prophétisme biblique s’enracinait dans des pratiques communes à toutes les civilisations :
En Mésopotamie, à cette époque on trouve des « baru », sortes de voyants, fonctionnaires rattachés aux temples et chargés de prédire l’avenir.
Dans les livres de Samuel et des Rois, on voit de grands personnages comme Saül (1S 14,18), David (2S 2,1) ou Achab (1R 5,12) faire appel à ce même type de professionnels avant de prendre de graves décisions.
On trouve aussi dans ces régions de l’est méditerranéen, d’autres types de devins, des « muhhu », spécialistes de l’extase qui se mettant dans des états seconds, rentrent en communication avec la divinité; possédés par elle, leur bouche devient la bouche même de dieu, saisis de convulsions ce qu’ils prononcent devient oracle.

Danses et transes

Ces sociétés primitives sont très friandes de ces transes divinatoires. Pour atteindre ces états de délire toutes sortes de techniques étaient utilisées telles que la musique, des danses très rythmées, des battements de mains, des cris, des mutilations,… David lui-même lors du transfert de l’Arche d’alliance à Jérusalem, avec de  la musique et des danses, aura un comportement assez similaire (2S 6,14).  Cependant dans la Bible on verra apparaître rapidement un regard critique sur ces pratiques ancestrales. Par exemple Elie ironise sur la gesticulation des prophètes de Baal :

Ils se mirent à danser devant l’autel…ils criaient plus fort ;
ils se tailladaient suivant leurs coutumes, avec épées et lances, jusqu’à ce que le sang coule » (1R,18,28)

Plus tard, Esaïe fera une description extrêmement sévère du comportement lamentable de certains prophètes d’Israël :

Ils titubent sous l’effet du vin, chancellent sous l’effet des liqueurs fortes
ils titubent en ayant des visions; ils trébuchent en rendant leurs sentences.
Oui toutes les tables sont pleines de vomissements abjects; pas une place nette (Es , 28,7)

Ambivalence des frères prophètes
Ce dernier passage montre bien qu’il y eut en Israël, à une certaine époque (entre 1200 et 700 av. J.C.) à l’instar des peuples environnants, des bandes de prophètes, des « bene-nebiim » que l’on traduit dans nos bibles par « fils de prophètes » ou « frères prophètes ».
Nous en avons trouvé la trace dans différents endroits en Palestine : à Guivéa (1S 10,10), à Rama (1S 19,20), à Béthel (2R 2,3), à Jéricho (2R 2,5), à Samarie (1R 22,10).
Nous avons vu Jézabel massacrer 500 prophètes de Yhwh (1R 18). On pense qu’il s’agissait de communauté, vivant pauvrement un peu à part de la société (ancêtres de notre monachisme?), spécialisée dans l’animation de la liturgie et dans les exercices d’extase.
Ainsi Samuel à Saül :

Là quand tu entreras dans la ville (Guivéa), tu tomberas sur une bande de prophètes,
descendant du haut lieu, précédés de harpes, de tambourins, de flûtes et de cithares .
Ils seront en proie à une transe prophétique.
Alors fondera sur toi l’esprit de Yhwh,
tu entreras en transe avec eux et tu seras changé en un autre homme (1S 10, 5)

Dans ce passage, ces communautés marginales sont perçues positivement.
Tantôt ils sont perçus positivement comme des groupes contestataires qui par leur vie austère et nomade, rappellent à l’ordre une société inégalitaire qui s’embourgeoise. Tantôt leurs extases paraissent suspects, sinon ridicules. Le peuple ironise sur les délires paranoïaque de Saül  « Saül est-il aussi parmi les prophètes ? » (1S 10,11). La société souvent se méfiait de ces groupes marginaux ; on voit des gamins s’en amuser et leur jeter des pierres.

Le prophète écrivain

C’est de ce terreau ambivalent que surgissent ces individus mentionnés plus haut, épris de fidélité religieuse qui contestent énergiquement le despotisme des rois et leur infidélité à Yhwh. Au 8ème siècle, une centaine d’année après les actions extraordinaires d’Elie et Elisée, relatés dans ces deux livres des rois, au cœur même de cette décadence politique et religieuse évoquée plus haut, va voir le jour, en Israël, un autre type de prophétisme, le prophète-écrivain.

Ces personnages de cette époque sombre de la fin de la royauté qui couvre globalement trois siècles (de 800 à 500 av. J.C.), par la puissance de leurs lectures des événements politiques, leurs diatribes contre la vie sociale et religieuse, doublée pour beaucoup d’un grand talent d’écrivain, vont conduire le peuple, à travers toutes les épreuves qu’ils vont traverser, dans un long travail de recherche de compréhension et d’approfondissement de leur foi en Yhwh. Pour beaucoup d’historiens, ces prophètes écrivains sont les véritables fondateurs du peuple juif et de sa religion.

Ils constituent un phénomène unique aux conséquences universelles et irréversibles dans l’histoire religieuse de l’humanité, en particulier par l’écho qui lui en sera donné au delà du judaïsme, par le christianisme.

 

 




Premier livre des Rois

Encore une fois le titre est un peu trompeur, car nous avions déjà des rois, Saül puis David, dans les deux livres précédents de Samuel. Le coté artificiel du découpage apparaît clairement, car le premier livre des rois s’ouvre sur un épisode de la fin de vie de David.
Cet épisode est apparemment aussi croustillant qu’anecdotique (1R 1-4):
son entourage, constatant que David devenu un vieillard était toujours frigorifié, s’enquiert d’une jeune fille, très belle pour le réchauffer dans son lit!!! Mais voilà le constat de son impuissance sexuelle donne le signal de la course à sa succession.

La lutte pour la succession de David (1R 1-2)

Les chapitres 1 et 2 de ce livre mériteraient de figurer dans le livre précédent (2S): en effet c’est la suite de l’histoire de David, avec la lutte entre deux demi-frères pour prendre sa succession. Le style, le genre littéraire, sont tout à fait identiques; comme le livre précédent, il s’agit d’une chronique très vivante, probablement assez objective des événements avec un rendu assez fin de la psychologique des personnages.

Adonias, frère d’Absalom (celui dont on avait vu qu’il avait tenté et provisoirement réussi la prise du pouvoir au détriment de son père David), perçoit la nécessité face à la vieillesse et à l’impuissance de son père, d’agir vite et de mettre ainsi l’autre prétendant, Salomon, devant le fait accompli. Très beau, Adonias jouait au prince avec la complicité passive de son père (1, 5-7) . Il s’entoure de personnages importants bien placés au sein du pouvoir militaire (Joab) et du pouvoir religieux (Abiatar), pour organiser une grande fête qui s’apparenterait à une cérémonie d’investiture. Mais c’était sans compter sur Natan le prophète qui mobilise Bethsabée, la mère de Salomon, pour intervenir auprès de David et lui rappeler sa promesse d’investir leur fils Salomon. Prestement ce dernier est oint par le prêtre Sadock avec l’aval de David et le peuple suit Salomon avec une grande allégresse. Adonias pour sauver sa peau doit s’enfuir, puis finalement « aller à Canossa », reconnaître l’autorité de Salomon. Le roi David recommande à son fils Salomon d’éliminer tous les comploteurs. Salomon s’y emploie :

C’est ainsi que la royauté fût affermie dans la main de Salomon (1R 2,46)

Gloire de Salomon (1R 3-10)

Avec cette section du livre, nous entrons dans un style littéraire assez différent de ce que nous avions précédemment. A la complexité des personnages et des événements décrits dans les textes précédents, succède dans cette section une simplification du récit dont l’objet unique semble bien de mettre en valeur le personnage du Roi Salomon. D’une certaine façon cette section qui célèbre la gloire du Roi semble relever de la légende et du merveilleux. Ce type de littérature était d’ailleurs la seule pratiquée à cette époque dans les grands empires environnants. En effet, eu égard au coût de l’écriture et à la rareté des scribes, seul le pouvoir en place pouvait réunir les conditions de réalisation d’un écrit. Ceci explique qu’à cette époque, la littérature était réduite à des apologies standards assez ennuyeuses à la gloire du roi ou de l’empereur, perçu comme un personnages divin . Elle avait pour fonction d’alimenter la dévotion de ses sujets.

[En fait les écrits bibliques que nous avons vus jusque là sont des exceptions qui posent question aux chercheurs. Comment les écrivains, auteurs de ces précédents textes, ont-ils pu réunir les moyens matériels pour produire une littérature relativement réaliste et objective, aussi abondante et indépendante des pouvoirs établis ? Nous trouverons au moins partiellement une réponse à cette question en étudiant par la suite le milieu prophétique, dont la voix va se lever face aux dérives des institutions politiques et religieuses.]

Pour le moment revenons au récit du règne de Salomon. L’auteur multiplie les signes qui le magnifient :

  • Il épouse la fille du roi d’Égypte, ce qui tend à faire de lui presque un égal du pharaon alors que les historiens nous disent que sur un plan purement politique, il ne devait être probablement qu’un roitelet sous la coupe d’un empereur (1R 3,1-1)

  • Il fait état de sa grande sagesse, sagesse divine qui lui donne une grande habileté pour discerner les hommes et leurs intentions profondes. D’où le fameux épisode tant reproduit dans les œuvres d’art, du Jugement de Salomon où il discerne la vrai mère d’un enfant que se disputent deux femmes en simulant l’ordre de couper l’enfant en deux ! (1R,3,16-28).

Dieu donna à Salomon sagesse et intelligence à profusion ainsi qu’ouverture d’esprit
autant qu’il y a de sable au bord de la mer.
La sagesse de Salomon surpassa la sagesse de tous les fils d’Orient … (1R, 5,9)

  • Son pouvoir s’étend dans la paix et la prospérité.

Salomon dominait sur tous les royaumes
depuis le Fleuve sur le pays des philistins et jusqu’à la frontière d’Egypte

  • Sa connaissance de la nature s’accompagne d’un talent d’écrivain (proverbes et chants) (1R 5,11-15)

  • La renommée de sa sagesse et de son savoir s’étend à tout le monde connu et l’épisode de la visite de la reine de Saba vient illustrer cette notoriété (1R,10).

  • Enfin cette grandeur de Salomon s’illustrera par la construction d’un magnifique temple pour Yhwh et d’un palais pour lui-même.

La fonction de ces récits à connotation légendaire est la création, en la personne de Salomon, d’un archétype de la Gloire et de la Sagesse. Un archétype est un symbole primitif enraciné dans l’inconscient collectif. Par ce récit, le personnage de Salomon, en s’enracinant puissamment dans l’inconscient collectif d’Israël, servira de support, de point d’appui, pour un travail sur la symbolisation de ces thèmes : Gloire, Sagesse, Maison de Dieu.

Cependant on sent bien que, pour l’auteur, toute cette réussite du règne de Salomon pourrait donner lieu à des interprétations ambiguës, sinon à des dérives. Dans les chapitres de ce livre, totalement dédiés à célébrer la gloire de Salomon et du temple, comme reflets de la gloire de Yhwh, l’auteur prend quelques précautions pour tenter de lever les ambiguïtés que la manifestation de cette gloire ne manquerait pas de soulever.

Les ambiguïtés de cette gloire.

1-La première ambiguïté que l’auteur cherche à lever par anticipation, concerne l‘exercice du pouvoir politique. L’épisode du songe de Gabaon (1R, 3, 1-15) manifeste clairement que la source de la puissance et de la prospérité de Salomon vient de la demande qu’il adresse à Yhwh au début de son règne, du don de la sagesse. Il y a une hiérarchie des valeurs très explicitement affirmée par Yhwh dans cette très belle réponse à la prière de Salomon :

Puisque tu as demandé cela et que tu n’as pas demandé pour toi une longue vie,
que tu n’as pas demandé pour toi la richesse, que tu n’as pas demandé la mort de tes ennemis,…
je te donne un cœur sage et perspicace
et même ce que tu n’as pas demandé… la richesse et la gloire…(1R 3,11-14)

La gloire et la richesse ne sont pas à rechercher pour elles-mêmes dans l’exercice du pouvoir. Mais elles ne sont pas condamnables en soi puisqu’elles sont dons de Yhwh et accomplissement de sa promesse.

La Gloire sera le patrimoine des sages
alors que les insensés porteront la honte (Proverbes,3,35)

La gloire et la richesse sont subordonnées à la Sagesse où elles puisent leur source et leur légitimité. Coupées de sa source, gloire et prospérité ne seront plus que feu de paille

L’orgueil de l’homme l’humiliera
mais un esprit humble obtiendra l’honneur (Proverbes,29,23)

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Nous n’avons pas encore rencontré dans l’histoire biblique ce mot de sagesse. A peine l’avons nous effleuré dans le livre de la Genèse avec le personnage de Joseph qui est qualifié de sage et intelligent dans l’exercice du pouvoir en Egypte (Gn 41,39). Je n’en ai pas trouvé mention ailleurs, même pour un personnage aussi central que Moïse. Nous avons vu que cette notion de sagesse était assez étrangère à l’époque des Juges. Quant à David, si nous avons bien évoqué son habileté, on ne peut pas dire que le terme de « sage » soit le qualificatif qui le caractérise le mieux.

C’est donc à partir de Salomon que la religion juive va intégrer, s’enrichir de cette notion de sagesse. Si dans ce livre il est clairement explicite que cette sagesse vient de Yhwh, il ne s’en dégage pas moins qu’elle est loin d’être une prérogative d’ Israël. La sagesse de Salomon est comparable, même si elle les surpasse, à la sagesse de tous les fils d’Orient, toute la sagesse d’Egypte (1R 5,9). Cette dimension universelle de la sagesse est illustrée par la visite de la reine de Saba. Il faudra pourtant plusieurs siècles après Salomon, un long temps de maturation et de méditation, la traversée de terribles épreuves pour qu’une très riche littérature sapientiale voit le jour en Israël (Les Proverbes, le livre de la sagesse, l’Ecclésiastique, l’Ecclésiaste). Cette littérature qui traitera de la connaissance (on ne peut pas encore parler à cette époque de la science), de l’art, de la psychologie et surtout de la morale, est essentiellement postérieure aux écrits prophétiques, elle n’hésitera pas cependant à se rattacher directement à Salomon. Nous aurons, je l’espère, l’occasion de revenir beaucoup plus longuement avec l’étude de ces livres sur les similitudes avec les sagesses de la même époque, grecques pour l’essentiel et les spécificités juives de cette littérature qui se terminera par un questionnement existentiel et une remise en cause de la validité de cette sagesse (Qohélet), pourtant si magnifiquement valorisée dans les livres précédents (Livre de la Sagesse, l’Ecclésiastique). Cette question si fondamentale sera reprise et d’une certaine façon complètement retournée par Jésus et théorisée par Paul. _______________________________________________________________ 

2- Mais revenons à Salomon et à une autre ambiguïté que l’auteur cherche à anticiper et qui concerne cette fois l’exercice du pouvoir religieux. Toute cette gloire Salomon va chercher à l’exprimer, à la pérenniser par la construction d’un temple .

Dans le deuxième livre de Samuel, nous avons lu la dernière fois, la mise au point et le refus provisoire de Yhwh au projet de construction d’un temple par David.

L’ambiguïté potentielle de cette construction réside dans le fait que le processus religieux, fondé sur la conscience du sacré s’exprimant à travers des cérémonies sacrificiels n’est pas propre à Israël. Tous les peuples ont leur lieu sacré associé à un dieu local que l’on invoque par des sacrifices. Ce dieu habite ce lieu. Or nous avons déjà souligné l’importance de la mobilité de Yhwh dans la prise de conscience progressive du peuple d’un Dieu unique et universel, créateur de l’univers. Alors comment concilier la nécessité de disposer d’un lieu pour pratiquer des sacrifices ( c’est le seule forme d’expression religieuse connue) sans enfermer Yhwh dans un lieu et un habitat précis ?

L’auteur va consacrer (c’est le cas de le dire) pas moins de trois longs chapitres aux détails de la construction du temple et de sa dédicace (l’étymologie du mot dédicace est consécration). (1R 6-9), mais il prend soin de justifier la décision de Salomon de construire un temple par le fait que le peuple continuait à offrir des sacrifices sur les hauts lieux …et qu’il brûlait de l’encens (1R 3,2-3).

Autrement dit il y avait danger que le culte de Yhwh, disséminé dans différents lieux, se dissolve dans les pratiques locales faites aux dieux Baal et Astartée. Pour renforcer la spécificité du culte à Yhwh, Dieu unique, éviter sa dissolution dans les pratiques locales plus accessibles, affermir ce cheminement vers le monothéisme, la centralisation du culte en un lieu donné paraît une nécessité. Mais cette nécessité est porteuse d’ambiguïté :

Pour instituer un culte spécifique à Yhwh, Salomon ne peut que s’appuyer sur la ou les cultures de l’époque dont nous avions vu (Cf livre du Lévitique) qu’elles étaient directement issues de la notion de sacré. Ces expressions culturelles du sacré que sont les sacrifices des animaux, dans un temple en pierre, sont pour les peuples de cette époque, une certaine façon de garder la main-mise sur la divinité. Reprendre et adopter ces pratiques sacrales, aux connotations magiques et divinatoires, en construisant un temple où l’on pratique des holocaustes à Yhwh c’est d’une certaine façon, situer Yhwh, en opposition certes, mais tout de même au même niveau que les autres dieux, et c’est cette ambiguïté que l’auteur va tenter de dissiper lors de la grandiose fête pour le transfert de l’arche et la dédicace du temple. Certes la cérémonie commence par des sacrifices de

tant de petits et gros bétails qu’on ne pouvait ni le compter, ni le dénombrer (1R 8,5)

On est là clairement sur le terrain de la concurrence et de la rivalité avec les sacrifices pour les autres dieux. Mais l’auteur tient rapidement à préciser qu’

Il n’y a rien dans l’arche ,
sinon les deux tables de pierre déposée par Moïse à l’Horeb ,
quand Yhwh conclut l’alliance avec les fils d’Israël à leur sortie d’Egypte (1R 8,9)

puis à travers la prière de Salomon il pose le problème très explicitement de l’interprétation erronée que l’on pourrait faire de cette construction du temple:

Est-ce que vraiment Dieu pourrait habiter sur la terre ?
Les cieux eux-mêmes et les cieux des cieux ne peuvent te contenir!
Combien moins cette maison que j’ai bâtie !
Sois attentif à la prière et à la supplication de ton serviteu
r …

Que tes yeux soient ouverts sur cette Maison jour et nuit, sur le lieu dont tu as dit
« Ici sera mon Nom » …(1R 8, 27-30)

Le travail de symbolisation.

Ce rien, ce Nom, ces tables de pierres de la Loi expriment parfaitement ce travail de symbolisation nécessaire à l’appréhension de réalités spirituelles, qui, tout en s’appuyant sur des réalités matérielles (les sacrifices, le temple), subvertit cette matérialité (le rien) par le biais de symboles (le Nom, l’Ecrit).

Dans la Bible, la pédagogie divine ne s’exerce pas comme une vérité abstraite, absolue et définitive qui tomberait du ciel, mais à partir d’un vécu concret, à travers une appartenance (le peuple d’Israël), un enseignement (la Loi) et une histoire (la sortie d’Egypte et ce qui suivra), comme une invitation à suivre un cheminement historique à travers la culture et l’art de différentes époques.
Par cette pédagogie, le peuple va progressivement intégrer la portée symbolique de ces arts et de ces cultures. Mais ce cheminement n’est pas une marche tranquille sur une route parfaitement linéaire car comme nous le voyons dans ce cas exemplaire de la construction du temple, il y a un paradoxe , presque un oxymore, à vouloir construire une maison pour Dieu.

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Cet aspect paradoxal de la construction d’un temple, nous l’avions déjà associé à d’autres thèmes comme celui de « royauté » ou de « peuple élu ». Tous ces thèmes, du fait de leurs contenus paradoxaux seront en permanence des sources de tensions et de dilemmes dans l’histoire religieuse de l’humanité . En effet ce n’est qu’au travers d’une appartenance à un peuple donné, à une culture religieuse définie, limitée dans un lieu précis que pourra se produire une longue maturation. Mais cette maturation viendra subvertir cette appartenance même, cette Loi, ce temple, ce culte, pour les élargir aux dimensions de l’universalité. Cette difficulté à penser simultanément la nécessité d’assumer une appartenance, cadre certes limité, restreint, mais lieu de transmission de la vie, où peut se donner une éducation, se développer une culture donnée, et la nécessité du dépassement de cette appartenance, de ces cultures, explique les conflits et les violences. D’une part les partisans de l’affirmation forte de l’appartenance jugeront, au mieux de « relativistes » (forcément de gauche !), au pire de « traîtres » ou «d’apostats», les partisans du dépassement de cette appartenance. Quand à ces derniers, attirés par l’universel, ils dénonceront « l’archaïsme » des premiers et peuvent en arriver à renier leur origine culturelle et religieuse,  et le nécessaire dépassement deviendra oubli et rejet  . Cette carence dans le travail de symbolisation, l’impossibilité d’assumer ces cotés paradoxaux des thèmes bibliques par les uns et les autres, vont faire muter dans leurs esprits, le paradoxe en scandales. Le comportement de l’autre étant ainsi requalifié en scandaleux, certaines formes de violence se trouvent justifiées au nom de Dieu. C’est ce qui est arrivé à Jésus, c’est ce que nous avons connu avec les guerres de religion et c’est ce que nous rencontrons encore aujourd’hui très explicitement au sein des trois religions monothéistes, qui se divisent entre conservateurs (« gardiens du temple ») et  progressistes.
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Indubitablement, avec Salomon nous en sommes encore au stade de la nécessaire affirmation d’une appartenance avec :

  • d’une part la création d’institutions politiques et la mise en place d’une administration qui viennent renforcer la royauté et la hisser au niveau des grands royaumes de cette époque.

  • d’autre part la construction d’un temple avec la centralisation du culte en un lieu unique, Jérusalem, qui vient renforcer le poids de l’institution religieuse.

Mais néanmoins d’une façon encore discrète et sous-jacente, les pièges d’un renfermement dans une matérialité qui viendrait s’opposer au développement et au dépassement de cette appartenance, sont identifiés et rééquilibrés par un message à portée plus universelle.

L’institution religieuse mise en place par Salomon partage avec l’ensemble des cultes sacrés de cette époque, les pratiques sacrificielles dont nous avons vu en étudiant le livre du Lévitique qu’il répondait à trois fonctions fondamentales :

  • l’offrande pour conjurer les malheurs et la violence des dieux.

  • la purification pour permettre l’accès aux dieux. Il faut préciser que cette purification est essentiellement physique, elle n’a pas au moins initialement de connotation franchement morale .

  • la réalisation d’une communion, qui après la violence du sacrifice, rétablit la paix entre les membres de la communauté.

La grande et belle prière de Salomon lors de la dédicace du temple marque une inflexion nette de ces fonctions sacrificielles et de la fonction du temple.

Si la pratique des holocaustes (même en grande quantité) sont bien mentionnés, ce qui est mis en avant dans cette rencontre avec le divin, c’est la prière et la demande à Yhwh d’une écoute de la parole du peuple. Les malheurs, défaites militaires, catastrophes naturelles (sécheresse, famine, pestes), sont perçues comme les conséquences du péché du peuple. Il y a là un progrès dans la prise de conscience de la responsabilité du peuple, l’amorce d’une éthique, d’une prise en main par l’homme de son histoire. Ce n’est pas par des gestes magiques ou simplement des offrandes faites à Dieu que l’on pourra détourner le malheur, mais par un changement de comportement, un retournement intérieur.

Le thème du Temple devra alors, lui aussi, suivre un long travail de symbolisation : d’un lieu de culte en pierre, la Maison de Yhwh, symbolisera le but d’un chemin à l’issue duquel l’homme libéré de ses fautes par le pardon, rencontrera son Dieu et pourra résider avec Lui dans le repos, libéré de toutes ses angoisses, dans la gloire, la joie, la communion et les chants . Ce contenu symbolique du temple sera repris dans la chrétienté avec les grands lieux de pèlerinage, les sanctuaires dont l’architecture, les sculptures traduiront ce cheminement de l’homme qui doit se retourner, se convertir, se dépouiller du « vieil homme » pour entrer dans la lumière de l’homme nouveau.

Mais c’est Jésus qui par un propos très subversif qui fera scandale, révélera toute la profondeur de ce thème :

Moi, je détruirai ce temple fait de mains d’homme
et en trois jours, j’en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de mains d’hommes (Mc, 14,45)

Paul développera largement cette richesse symbolique du thème du temple révélée par Jésus.

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Ce glissement de la fonction du sacrifice, chez le peuple hébreu, comme offrande aux dieux pour détourner leur colère arbitraire en une demande de pardon pour son péché représente une étape fondamentale dans la perception du sacré, car il sort l’homme de son enfermement dans une fatalité aveugle et incompréhensible, pour l’engager sur une voie de responsabilité qui le libère de cette fatalité. On a souvent reproché au judéo-christianisme, avec sa notion de péché, d’être à l’origine chez l’homme occidental du sentiment pathologique de culpabilité, dont heureusement les thérapies psychologiques modernes peuvent le libérer. Ce n’est pas tout à fait faux dans la mesure où certains discours déviant de religieux ont malheureusement provoqués ou favorisés ces pathologies, en particulier en associant cette notion de péché à l’activité sexuelle. Mais on ne peut pour autant amalgamer culpabilité et pathologie. Cela reviendrait à nier la responsabilité de l’homme, responsabilité dont on perçoit bien à travers cette évolution de la notion de sacrifice qu’elle lui permet d’émerger d’un état où il est d’une certaine façon, « possédé par les dieux » à un état où il devient autonome, responsable de son destin. La notion de culpabilité est structurellement liée à celle de responsabilité. Il y a là un saut décisif franchi dans l’évolution des sociétés humaines.
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Au stade de l’évolution où nous sommes à l’époque de Salomon, le pendant de cette prise de conscience de la responsabilité de l’homme est la nécessité de la mise en place d’une justice. En effet le corollaire de ce type nouveau de relation avec le divin c’est l’exigence d’une rétribution juste de chaque homme pris individuellement en fonction de son comportement. Dans ce nouveau contexte, le sacrifice prend une dimension personnelle et individuelle alors qu’il était jusqu’ici limité à la dimension collective. D’où cette prière de Salomon lors de la dédicace :

Dans le cas où un homme aura péché contre un autre …
et qu’il vienne prononcer ce serment devant ton autel, dans cette Maison
Toi, écoute depuis le ciel :agis, juge entre tes serviteurs,
déclare le coupable coupable en faisant retomber sa conduite sur sa tête ;
et déclare l’innocent innocent en le traitant selon son innocence (1R 8, 31)

Il y a là les prémices d’une exigence de mise en œuvre d’un système juridique et pénal pour toute société. Mais pour le moment ce qui est perçu comme comme signes de la justice divine ce sont les événements de la vie : une défaite militaire , une sécheresse, une famine, les épidémies et autres fléaux (8,33-39). Elles n’apparaissent plus comme une fatalité mais comme les conséquences du péché du peuple. Ce « péché du peuple » consiste dans le fait de « se tourner vers d’autres dieux ». Sortir du péché c’est « incliner son cœur » (8,58) vers Yhwh. A noter que la connotation sexuelle du péché y est là totalement inexistante.

Cette nouvelle importance du choix des hommes, de leur responsabilité dans le déroulement de l’histoire va amener l’homme à lire les événements selon une grille qui a l’avantage d’être simple et logique : malheur= fruit du mal, du péché et bonheur=fruit du bien, de l’écoute de la parole et de l’application des commandements. Cette équation apparemment satisfaisante, va se heurter concrètement à l’expérience de la vie. Son bien-fondé sera questionné, non pas en premier lieu sous une forme théologique ou philosophique, mais d’abord sur un plan existentiel. Les cris de détresse de certains psaumes sont l’écho de situations personnelles tragiques qui contredisent les termes de cette équation. Le juste est persécuté et traîne dans le malheur pendant que le méchant nage dans l’opulence et le bonheur, situations parfaitement inacceptables dans le cadre d’une justice divine cohérente et rétributive. Nous aurons l’occasion, en particulier avec certains écrits de la littérature sapientiale (Job, Qohélet) et bien sûr les évangiles, de suivre l’évolution du questionnement sur la rétribution et ce mystère si prégnant qu’est le mal.

Mais pour le moment, dans ces deux livres des rois, c’est bien le péché du peuple et tout particulièrement celui des rois, à commencer par celui de Salomon, qui vont expliquer l’histoire qui va suivre.

Le schisme

A partir du chapitre 11, l’auteur (un autre auteur plus indépendant ?) apporte un éclairage complètement différent du règne de Salomon ou du moins de la fin de son règne.

La présence à la cour du roi d’un harem de mille femmes, qui était perçu précédemment comme un signe de bénédiction divine en faisant de Salomon l’égal des pharaons, devient un grand danger pour la fidélité au culte de Yhwh. En effet venu de l’étranger, ces femmes apportent à Jérusalem leur propre culte et Salomon ne s’y oppose pas, alimentant ainsi l’ambiguïté des pratiques religieuses dont nous avons parlée. Cette infidélité de Salomon est, d’après l’auteur, une des causes, à sa mort, de la division du royaume en deux. Une autre cause qui apparaît clairement au chapitre 12 est l’oppression que le roi fait subir à son peuple. Roboam le fils de Salomon en prenant ses fonctions se heurte à Jeroboam qui demande au nom du peuple un allègement des charges :

Ton père a rendu lourd notre joug, toi maintenant, allège la lourde servitude de ton père ((1R 12,4)

A travers cette demande de Jéroboam, on subodore que la vie du peuple sous le joug de Salomon n’était pas toute rose. Pour construire le magnifique Temple à Yhwh et son propre palais, il avait du mettre en œuvre la corvée (9,21), c’est à dire une forme d’esclavage.

Roboam demande conseil sur la conduite à tenir, à deux groupes :

  • le premier, les anciens, lui transmette le conseil suivant :

Si aujourd’hui tu te fais le serviteur de ce peuple, si tu le sers,
et si tu lui réponds par de bonnes paroles, ils seront toujours tes serviteurs (1R 12,7)

  • le second, les jeunes, lui conseillent au contraire d’accentuer cette oppression.

Cette alternative très explicitement posée, illustre clairement la source de la légitimité de l’exercice du pouvoir. Elle réside dans la volonté de servir et non dans celle de se servir.

Hélas Roboam opte pour la deuxième solution, rallumant ainsi les germes de divisions que son père Salomon et son grand-père David avaient réussi à conjurer.
C’est ainsi qu’en 933 av.J.C, le royaume d’Israël va se diviser en deux, d’un coté le royaume du Nord appelé royaume d’Israël qui regroupe dix tribus et de l’autre coté le royaume du Sud appelé royaume de Juda. Ce schisme politique s’accompagne alors d’un schisme religieux, chacun des deux royaumes voulant avoir son lieu de culte, Sichem (actuelle Naplouse) pour le royaume du nord et Jérusalem pour le royaume de Juda. A partir de là jusqu’à la fin du livre, l’auteur va passer rapidement sur l’histoire des rois de ces deux royaumes, se contentant en général d’une notice assez courte, en général pour dénoncer leur comportement et leur infidélité à Yhwh.

Émerge alors un personnage, Elie, sur lequel l’auteur va s’attarder beaucoup plus longuement.

Le prophète Elie

Pendant le règne d’Akhab (875-853) qui continua (avec sa femme Jezabel) à agir de façon à offenser Yhwh plus que tous les rois d’Israël qui l’avaient précédés (1R 16,33), Yhwh commande à un certain Elie d’aller s’installer dans une grotte près d’un torrent où il sera nourri par des corbeaux et ainsi épargné du châtiment qui va décimer le peuple.
A partir du chapitre 17, le genre littéraire change brutalement, on entre dans un récit de type légendaire qui vient donner un peu d’oxygène à ce récit triste, désespérant et somme toute assez ennuyeux qui décrit des institutions politiques et religieuses coupées de leur source profonde, où le service du peuple n’est plus assuré par le roi et l’accès à la rencontre avec Yhwh dans la prière n’est plus le souci des prêtres. Ne s’alimentant plus à cette source, l’institution se dessèche et entraîne le peuple dans la misère. C’est ainsi que l’on peut interpréter la grande sécheresse et la famine qui s’abat sur Israël au temps d’Akhab.

Dans cette obscurité profonde, la petite lumière d’une lampe dont parle Yhwh en 1R 15,4 ne va pas passer, au moins dans l’immédiat par une réforme institutionnelle.
Cette petite lumière viendra d’une rencontre émouvante entre la solitude d’un prophète rejeté par les pouvoirs en place et la douceur désespérée d’une pauvre veuve affamée :

Je n’ai rien…
j’ai tout juste une poignée de farine dans la cruche et un petit peu d’huile dans la jarre.
quand j’aurai ramassé quelques morceaux de bois, je rentrerai et je préparerai ces aliments…
Nous les mangerons et nous mourrons (1R 17,12).

Le miracle de la cruche qui ne ne se vide pas et de la jarre qui ne se désemplit pas symbolise la fidélité de Yhwh à la promesse qu’Il avait faite et répétée, de maintenir en vie son peuple. La résurrection du fils de la veuve est signe de la Parole qui rend Vie et Espoir.

Oui, maintenant, je sais que tu es un homme de Dieu
et que la Parole de Yhwh est vraiment dans ta bouche (1R 17,24)

Dans cet épisode nous avons les prémices de l’enseignement évangélique (Jésus reproduira d’ailleurs ce même type de miracles) : le salut ne germera pas, la petite lampe ne s’allumera pas, par un simple respect d’une loi ou de codes institutionnalisés, mais par la rencontre entre personnes pauvres et attentives.
C’est suite à ce miracle au caractère très personnel et humain, que va naître chez Elie la force d’affronter les forces politiques et religieuses dévoyées. Dans un épisode tragi-comique, alors que la reine Jezabel avait fait supprimer tous les prophètes de Yhwh, lui tout seul défie les cinq cents prophètes de Baal qu’il va ridiculiser à la grande fureur de cette dernière.
Plus tard, poursuivi implacablement par Jezabel, Elie rechute dans le désespoir et déprimé se couche pour mourir. Un ange vient alors doucement l’inciter à manger et à repartir. Il se lève mange…et se recouche! L’ange intervient à nouveau et cette fois

fortifié par cette nourriture,
il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu, l’Horeb (1R 19,8)

Le rattachement d’Elie à la filiation spirituelle de Moïse est très claire : la marche dans le désert, le chiffre quarante, le mont Horeb (Cf Ex 3,2-24). Comme pour Moïse, cette marche va aboutir sur une épiphanie, une révélation singulière de Yhwh :

Il y eut un vent fort et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers,
Yhwh n’était pas dans le vent ;
il y eut un tremblement de terre, Yhwh n’était pas dans le tremblement de terre
il y eut un feu, Yhwh n’était pas dans le feu ; après le feu le bruissement d’un souffle ténu,
alors Elie se voilà le visage avec son manteau.(1R 19,11-13)

La grande similitude avec l’épiphanie faite à Moïse dans le livre de l’Exode met en relief une différence symbolique notable. Pour Moïse, Yhwh s’est manifesté dans le feu d’un buisson ardent, là Yhwh n’était pas dans le feu, mais dans le bruissement… d’un souffle ténu. Le souffle, c’est l’Esprit. Il est ténu, il ne se manifeste pas extérieurement de façon spectaculaire, mais par un travail intérieur, un travail personnel en profondeur sous le signe de la Rencontre. L’expression de la Vérité dans la Rencontre, est subtile et fragile. Son chemin, loin d’être une affirmation arrogante de certitudes, peut traverser la dépression. Elle nécessite un abandon de soi, une douce et délicate attention à l’Autre.

Cet Esprit, Elie va le transmettre à son fils spirituel, Elisée (1R 19, 19-21) qui devra poursuivre son action. Mais avant de disparaître, Elie intervient une dernière fois contre Jezabel pour rétablir le droit en faveur de Naboth, propriétaire d’une petite vigne convoitée par la reine (1R 21).

Enfin le dernier chapitre du livre (Ch.22), est un épisode où un autre prophète, Michée doit intervenir, un peu malgré lui auprès du pouvoir royal. Ce récit plein de finesse et d’ironie est intéressant car il illustre bien les compromis que font la plupart des prophètes (les faux prophètes) avec les pouvoirs en place et la difficulté pour les vrais prophètes d’annoncer la vérité. 




Deuxième livre de Samuel

Récit du règne de David

Ce livre est dans une parfaite continuité chronologique avec le précédent. Le découpage de cette période (environ entre 1025 et 970 av. J.C.) en deux livres, n’a pas de justification littéraire, il est donc probable qu’il n’a d’autre cause que des contraintes matérielles (taille des rouleaux de papyrus?). D’autant que dans ce deuxième livre, dit de « Samuel », il n’est plus du tout question de Samuel dont nous avons vu la dernière fois qu’il était mort à Rama (1S 25,1).

Après l’ascension de David et les tentatives vaines du roi Saül pour le supprimer, relatées dans la deuxième partie du premier Livre, ce deuxième livre est le récit du règne de David. L’histoire de ce règne va tenir une place fondamentale dans la représentation que se fera le peuple juif de son destin.
Après la libération d’Egypte, la révélation de la Loi (Exode), la conquête de la terre promise (Josué), c’est la création d’un Royaume qui semble parfaire et, certainement dans l’esprit du peuple, accomplir définitivement ce destin.

En fait toute l’histoire biblique, dans les siècles qui suivront, peut être lue comme une longue période de gestation pour accoucher d’une symbolisation de ces étapes.
Symbolisation dans le sens où l’expérience de réalités concrètes à travers l’histoire, les déceptions les échecs, doivent nous permettre d’appréhender des réalités beaucoup plus larges auxquelles probablement nous n’aurions pas accès directement.

Libération, Loi, Terre promise et maintenant Royaume, telles sont les réalités historiques traversées par Israël. La pédagogie biblique nous invite, à travers les échecs apparents de ces différentes étapes, à accomplir un travail d’intériorisation. C’est ce long travail de gestation intérieure, par des générations successives de chercheurs de Dieu, accompagnés par les prophètes dans leur relecture de l’histoire, qui doit nous permettre aujourd’hui d’appréhender la portée à la fois personnelle et universelle de cette histoire. Cet travail de gestation est un travail d’ouverture de nos désirs qui en s’élargissant sans fin, unifie notre « je », révèle le sens profond et unique de chacune de nos vies.

Que signifie être libéré? Quel sens a la Loi ? Quel est son lien avec la libération?
Quel sens a notre désir d’appartenance à un territoire, à un peuple, une nation, un groupe, une communauté?

On ne peut réduire l’explication de ces désirs aux seuls besoins, aux seules nécessités de la vie. Regardez de près par exemple nos comportements à travers le marché de l’immobilier. Le poids de nos rêves, de nos fantasmes pèsent beaucoup.

Quant à notre rêve sur l’arrivée au pouvoir d’un homme providentiel juste et puissant, regardez comme il s’exprime au delà du rationnel dans les meetings de nos candidats à l’élection présidentielle. Fondamentalement c’est ce désir qui va être à la source de cette notion de messie que nous allons voir apparaître dans ce livre.

La fonction de la révélation biblique est, à partir d’une réflexion et d’une intériorisation de l’histoire, de nous ouvrir à travers ces contingences temporelles, matérielles, psychologiques et politiques un accès à des réalités spirituelles, universelles.

Ce travail de gestation, bien entendu, ne s’arrête pas à l’époque biblique et est toujours en chantier. Regardez, pour prendre un petit exemple, combien la symbolisation de la notion de territoire est encore en chantier chez les religieux juifs orthodoxes d’aujourd’hui. Regardez combien l’Eglise, dans l’histoire politique de la chrétienté, a eu du mal à se libérer de la notion de monarchie de droit divin à laquelle elle se pensait structurellement liée. Pourtant le message évangélique de Jésus paraît, avec du recul, très clair sur ce point.
Mais à la décharge de ces institutions, il faut bien reconnaître que le passage de la réalité matérielle fermée à une autre réalité ouverte sur l’infini, via ce travail symbolique, passe par une subversion de ces réalités psychologiques, matérielles, historiques. Subversion qui ne peut que déstabiliser les institutions en place et les personnes en charge de ces institutions. C’est tout le paradoxe de la symbolisation qui tout en utilisant des signes concrets, matériels, élargit notre champ de perception et nous détache matériellement, d’une certaine façon, de ces mêmes réalités. La fixation (au sens de fixation psychologique) sur la matérialité de ces signes, en vide la dimension symbolique et produit les intégrismes de tout bord. L’évolution de la notion de royauté en constitue un bon exemple. L’aboutissement de cette évolution est incarné par Jésus, qui tout en assumant le titre de « roi des juifs », va subvertir complètement le sens de cette royauté en acceptant d’être ridiculisé avec une couronne « d’épines »! Subversion qui ne sera que… très, très imparfaitement intégrée par la suite dans les monarchies de la chrétienté ou dans les fastes liturgiques de certaines époques du christianisme par exemple. Mais revenons à l’histoire du règne de David que l’on peut découper en 5 parties.

L’investiture de David (2S 1)

Le début du livre (Ch.1) relate l’annonce faite à David de la mort de Saül. La réaction de David peut surprendre : il fait tuer celui qui a « osé » mettre la main sur « l’oint de Yhwh ». Loin de se réjouir de la mort de son ennemi, il pleure cette disparition et chante une belle complainte en l’honneur de Saül et de son fils Jonathan (qu’il aimait beaucoup il est vrai), alors que cette mort, non seulement le libère d’un adversaire dangereusement malade qui cherchait à le tuer depuis longtemps, mais elle lui ouvre aussi le chemin de la royauté.

On peut voir là la grandeur d’âme, la largeur d’esprit d’un homme très peu rancunier, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises dans le livre précédent (il avait eu l’occasion à deux reprises d’abattre Saül), mais on peut aussi y voir l’expression d’une grande habilité politique. Célébrer ainsi son adversaire, c’est une façon très pragmatique de tenter de rallier son clan, de se positionner dans sa filiation pour qu’il le reconnaissent lui, David, comme roi alors même que des enfants de Saül pourraient revendiquer cette charge.

Il est effectivement investi comme roi… par la tribu de Juda (2S 2,1-4) et le fait savoir aux autres tribus du nord en accompagnant cette annonce d’un vibrant hommage à Saül et à ses combattants!

Apparemment cela ne suffit pas à rallier tout le monde et David va devoir faire face dans ces territoires du nord à une opposition pilotée par un chef de guerre de Saül, Abner, qui soutient un fils de Saül. La guerre est inévitable et David, assisté de Joab, ressort victorieux d’un premier affrontement à Gabaon, mais

La guerre fut longue entre la maison de Saül et la maison de David
David ne cessait de se renforcer et la maison de Saül ne cessait de s’affaiblir (2S 3,1)

 David s’installe à Hébron où il a plusieurs enfants de femmes différentes.
Abner cherche à se rallier à David, mais Joab le fait abattre (3, 6-39) avant qu’il se rallie. Le fils de Saül, Ishbosheth, est à son tour abattu par deux hommes de son clan qui pensaient en le trahissant plaire à David. Bien mal leur en a pris. David n’aime pas les traîtres qui rallient le plus fort au dernier moment, même si le plus fort, c’est lui David. Il les fait tuer.
Finalement tout le royaume du Nord se rallie à David qui est oint « Roi d’Israël » (5, 1-5)

L’Apogée de David à Jérusalem (2S 5)

La suite du récit illustre encore l’habileté politique de David. Alors qu’il était installé à Hébron, capitale du royaume de Juda, avec ses femmes et ses enfants, il décide de conforter ce ralliement du royaume du nord, d’asseoir son autorité, en attaquant avec ses troupes nouvellement unifiées, une petite ville des jébusites qui n’appartenait ni au royaume du nord, ni au royaume de Juda, Jérusalem. Il en fait sa nouvelle capitale, symbole de l’unité retrouvée du peuple d’Israël. Telle est donc l’origine du destin exceptionnel de cette ville appelée « cité de David ».

Signe de la puissance nouvelle de David : il prend à Jérusalem de nouvelles femmes et concubines qui lui donnèrent beaucoup d’enfants!

Mais l’auteur prend soin de préciser que David n’a pas la grosse tête et que dans ses combats militaires, il se réfère toujours à Yhwh et c’est cette référence qui lui vaut la victoire (6, 17-23). David décide alors en l’honneur de Yhwh et pour asseoir l’importance politique de sa nouvelle capitale, de faire monter l’arche d’alliance à Jérusalem. Un incident lors du transport va manifester la dimension sacrée de cette arche. Après un décès, l’opération est d’abord annulée, puis finalement reprise trois mois après. Ce fut l’occasion de grandes festivités où les talents de musicien et de danseur (un peu dénudé) de David se sont illustrés, au grand dam de sa première femme Mikal, princesse, fille de Saül, qui trouvait sa tenue et son comportement peu digne d’un roi!
Je pense à cette saillie de Lacan : l’homme de la rue qui se prend pour un roi, est un fou… mais celui qui est roi et qui se prend pour un roi est tout aussi fou !!!
David était donc un roi exceptionnel, il ne se prenait pas pour un roi, il n’était pas fou ! Il avait une perception réaliste des événements. C’est Yhwh qui l’a amené là où il en est, il n’en tire pas gloriole personnelle. Cinglant il répond à Mikal:

C’est devant Yhwh qui m’a choisi et préféré à ton père et à toute sa maison… que je m’ébattrai.
Je m’abaisserai encore plus et je m’humilierai à mes propres yeux ,
mais près des servantes dont tu parles, auprès d’elles, je serai honoré (6, 21-23)

On comprend la difficulté d’assumer cette ambivalence de la mission royale, porter la responsabilité glorieuse, sacrée de la royauté et tous les signes et symboles associés, tout en refusant d’entrer dans le jeu de la gloire et de la puissance personnelle. Cette ambivalence au plan politique de l’exercice du pouvoir royal , aura son pendant, sur un plan religieux, avec le projet de David de construire un temple.

La prophétie de Natan (2S 7)

Au fait de sa gloire, son royaume en paix se développant, David veut alors traduire cette prospérité sur le plan du culte à Yhwh

Je suis installé dans une maison de cèdre ,
tandis que l’arche de Yhwh est installée au milieu d’une tente de toile (7, 3)

L’intention de David paraît louable : construire un temple qui symbolise mieux la grandeur de Yhwh qu’une tente de toile. Mais Yhwh par l’intermédiaire de Natan remet les pendules à l’heure.
A t’Il besoin, lui, Yhwh, d’un temple ? Sa présence permanente auprès du peuple a toujours été mobile, elle s’inscrit dans un humble cheminement:

Je ne me suis pas installé dans une maison depuis le jour où j’ai fait monter d’Egypte les fils d’Israël…je cheminai sous une tente…
c’est moi qui t’ai pris au pâturage, derrière le troupeau
pour que tu deviennes le chef d’Israël mon peuple (7, 8 )

Par contre, Yhwh va retourner la proposition de David et lui donner ainsi son véritable sens. Ce n’est pas David qui créera un temple pour Yhwh, c’est Yhwh qui construira une maison pour la descendance de David. Le temple ainsi construit sera le symbole de cette promesse incroyable d’établir à jamais la royauté d’Israël.
Les termes de cette promesse sont extrêmement forts:

J’élèverai ta descendance après toi, celui qui sera issu de toi-même et j’établirai fermement sa royauté. C’est lui qui bâtira une maison pour mon Nom. Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils. S’il commet une faute, je le corrigerai en me servant d’hommes pour bâtons et d’humains pour le frapper, mais ma fidélité ne s’écartera point de lui…
devant toi, ta maison et ta royauté seront à jamais stables, à jamais affermi. (8,12-16)

Ce texte qui établit aussi fermement la pérennité de la royauté en Israël, symbolisée par le temple, est tout à fait essentiel pour comprendre les soubresauts ( le terme est trop faible ) de la suite de l’histoire d’Israël.
C’est toute la grandeur du peuple d’Israël, d’avoir toujours cru contre vents et marées, contre toute évidence, à la réalité de cette promesse. Cette foi va ouvrir au sein de ce peuple, aiguillonné par les prophètes, tout un chantier de lecture, d’interprétation, de symbolisation de cette promesse, d’où naîtra l’attente d’un messie. Travail qui va faire cheminer spirituellement ce peuple et avec lui toute l’humanité. Chez les chrétiens, ce texte est fondateur pour comprendre la place de Jésus dans l’histoire biblique. Ce Jésus-messie réalisateur de la promesse viendra éclairer, bouleverser en profondeur ces notions de royauté, de royaume et de temple. Notions qui seront ultérieurement développées aussi bien dans la théologie chrétienne que dans la théologie juive.

La faute criminelle de David (2S 11)

Un soir, David ne trouvant pas le sommeil, se lève et de sa terrasse aperçoit une femme très belle qui se baignait. Il l’a fait chercher, couche avec elle et …quelques temps plus tard cette femme lui fait dire qu’elle est enceinte. Or cette femme du nom de Bethsabée était l’épouse d’Urie, un lieutenant de son chef de guerre Joab. Ce militaire était au front. David le fait venir, le soigne bien et lui recommande d’aller se reposer chez lui, avec sa femme. Mais lui, en parfait militaire, reste coucher à la porte du roi. Plusieurs jours de suite, David renouvellera sa tentative, le fera boire pour qu’il rentre chez lui et qu’il couche enfin avec sa femme, mais rien n’y fait, son exigence de solidarité avec ses soldats est le plus fort. David est bien embêté car l’état de sa femme devra bien trouver une explication.

Alors il fomente de faire tuer Urie, ce soldat si vaillant, en élaborant pour la prochaine bataille un plan où Urie devra courir de grands risques. Ce plan fonctionne, Urie meurt au combat. Après une période de deuil, David fait venir Bethsabée au palais et la prend pour femme.

Natan

vient alors raconter une histoire à David. C’est celle d’un homme riche qui avait beaucoup de moutons et d’un pauvre qui n’avait qu’une petite agnelle qu’il chérissait tendrement. Le riche pour accueillir un hôte a fait abattre la petite agnelle du pauvre pour ne pas toucher à son propre cheptel. Cet événement scandalise profondément David qui réclame la mort du riche et des fortes indemnités pour le pauvre. Et Natan de répondre : ce riche c’est toi.
Yhwh l’a comblé de richesses et de femmes et s’il en avait voulu davantage, Yhwh lui en aurait donné davantage, mais là, pour avoir pris la femme d’Urie et s’être débarrassé du mari en cachette, la malédiction tombera sur sa descendance qui lui prendra ses femmes, non pas en secret, mais au vu et au su de tous. Le fils qu’il a eu avec Bethsabée mourra.

Remarquez la pédagogie divine : Natan n’attaque pas de front David, il ne lui fait pas la morale, il lui raconte simplement une histoire qui permet à David de prendre conscience de ses actes et de porter lui-même le jugement.

David dans cette prise de conscience , et pour sauver le petit, demande pardon, renonce à tous les avantages de son statut de roi, il jeûne et dort par terre. Tant et si bien qu’à la mort du petit, personne n’ose le lui annoncer tant son état est inquiétant. Des chuchotements dans son dos l’alertent, il comprend que son fils est mort. Sa réaction surprend tout le monde : il se lève, se parfume, prend de la nourriture, puis pour la consoler, va coucher avec Bethsabée et lui donnera un fils du nom de Salomon. Et Yhwh aima Salomon.

Cela peut surprendre. Mais à y regarder de près, cette réaction de David paraît saine et réaliste. Prenant conscience de son crime, il fait un profond retour sur lui-même, pleure devant Yhwh pour cette faute (de très beaux psaumes seront rattachés à cet épisode), mais il ne tombe pas dans une culpabilité névrotique, la vie doit reprendre son cours et son amour sincère pour cette femme prend le dessus. Et Yhwh ne fera pas une fixation sur cette faute dont David a pris conscience et Salomon, pourtant fruit d’un pécheur criminel et de la femme convoitée sera le plus grand roi d’Israël. David devra néanmoins assumer courageusement les conséquences funestes de son acte. L’auteur du livre nous laisse entendre qu’il y a un lien entre sa faute et les comportements de ses enfants qui lui vaudront malheurs sur malheurs.

Une fin de règne bien difficile (2S 13-20)

On sait que la polygamie ne favorise pas la paix entre les enfants de mères différentes, surtout quand le père est un roi dont chacun peut espérer reprendre le sceptre. Cela démarre par son fils Amnon qui devient mélancolique car il est très amoureux de sa demi-soeur Tamar. Il se fait passer pour gravement malade et demande que sa soeur Tamar lui apporte des soins dans sa chambre. Son stratagème fonctionne, il la viole, puis il se met à la haïr violemment. Tamar se réfugie chez son frère Absalom et la haine s’installe entre les frères. A l’occasion d’une fête, Absalom fait boire Amnon, puis le fait tuer par ses serviteurs.
David est terriblement affecté par la mort de son fils et Absalom est suspecté de vouloir tuer ses frères pour prendre le pouvoir. Absalom doit s’éloigner pendant plusieurs années. Joab obtient de David un retour en grâce d’Absalom. Mais Absalom n’a cherché à revenir que pour mieux intriguer et renverser son père tant et si bien que David doit fuir devant son fils qui s’empare du pouvoir et de ses femmes, celles de son père. Il s’en suit une guerre entre le père et le fils, mais si Absalom est beau, jeune et séduisant, attirant à sa cause une bonne partie de la population, David est un plus fin manœuvrier et finit par avoir le dessus. Absalom doit prendre la fuite sur une mule. Dans sa course la mule passe à travers des branches d’un térébinthe. Absalom est pris dans le branchage de l’arbre et reste suspendu entre terre et ciel. Malgré les instructions de David de ne pas attenter à la vie de son fils, Joab en profite pour le tuer. David ne fêta pas sa victoire, mais s’enferma pour faire le deuil de son fils Absalom qu’il pleura amèrement.

Ces divisions de la famille royale ne furent pas sans conséquences sur le peuple, et les divisions entre la tribu de Juda et les tribus du nord, que David avait réussi à faire taire, se ravivèrent (Ch. 19 et 20). Joab, tombé en disgrâce pour avoir tué Absalom, mettra de l’huile sur le feu et dans la guerre de succession qui ouvre le livre suivant, le premier livre des Rois, il prendra partie contre Salomon successeur désigné par David.

Recensement (2S 24)

Ce livre se termine par une nouvelle fausse note de la part de David: il ordonne un recensement de tous les habitants d’Israël. A priori, pour nous maintenant, nous ne comprenons pas très bien en quoi cet ordre constitue et est perçu par David lui-même comme un péché très grave, un sacrilège. Il faut sans doute chercher l’explication dans la promesse faite par Yhwh à Abraham, et renouvelée à maintes reprises, de faire d’Israël un peuple plus nombreux que le sable de la mer, plus nombreux que les étoiles du ciel. David enferme la promesse dans des limites, il dé-symbolise la promesse en cherchant à s’en approprier la matérialité, en vide ainsi le contenu symbolique et donc bloque le travail d’intériorisation et d’ouverture vers l’infini du désir.

Conclusion

Ce personnage de David si important dans l’histoire d’Israël n’est pas édulcoré par le rédacteur. Ses faiblesses et ses fautes ne sont pas passées sous silence. De façon générale, comme nous l’avons déjà vu, les personnages bibliques aussi célèbres soient-ils ne sont pas tout blanc ou tout noir.
Dans le cas de David, non seulement ses fautes sont soulignées, mais d’une certaine façon, c’est par leur canal , grâce à elles, si l’on peut dire, que David va composer et chanter des psaumes (2S 22, psaume 18,…) qui encore aujourd’hui, ouvrent à nos propres sentiments personnels de détresse, de vulnérabilité, un chemin vers le lacher-prise, la dilatation du coeur, la confiance dans la vie, le repos et la louange.

David avec ses faiblesses, malgré son crime, sera pour toute la suite de l’histoire de la royauté la référence du juste comportement pour tous les rois d’Israël.

Autre aspect remarquable de ce livre, il faut noter que la chronologie assez détaillée des évènements, la précision des localisations, le rendu de la complexité des personnages, et les tentatives d’établir la responsabilité des acteurs comme cause de la succession chronologique des évènements, font du ou des rédacteurs, des précurseurs de nos historiens modernes, bien que comme nous l’avons déjà dit, leur objectif n’est pas de faire un travail scientifique d’historien, mais d’enseigner à travers l’histoire la nature de la relation de Yhwh avec son peuple.




Premier livre de Samuel

 Introduction

Nous nous sommes quittés la dernière fois en posant la problématique du pouvoir en Israël où deux courants, ou plutôt deux logiques difficilement compatibles semblent à l’oeuvre. Le problème vient du souhait du peuple d’avoir une monarchie pour être « comme les autres peuples ».

Pour ces partisans, la royauté apparaît comme le rempart contre l’anarchie, d’où ce refrain face à cette menace :

En ce temps là il n’y avait pas encore de roi en Israël

 Mais ce souhait se heurte à une opposition de principe contre la royauté, illustrée par le refus du Juge Gédéon d’adhérer à la demande du peuple qui veut le faire roi.

Je ne dominerai pas sur vous, moi
et mon fils ne dominera pas sur vous,
mais c’est YHWH qui doit dominer sur vous (Jg 8,23)

 D’un coté, une position idéaliste, « notre seul vrai roi c’est YHWH », correspondant à une organisation politique minimaliste, traditionnelle dans une culture semi-nomade de type tribale.

De l’autre une position plus réaliste, qui appelle de ses voeux une organisation plus centralisée. Position qui répond mieux sans doute historiquement au défi de la sédentarisation et à la nécessité de défendre son territoire face à un autre peuple, les Philistins, qui domine sur la plaine et qui maîtrise  mieux qu’eux les techniques du fer et la construction des armes (Le mot Philistin en hébreu a donné Palestine. On voit que la guerre entre Israël et la Palestine ne date pas d’aujourd’hui).

Le premier Livre de Samuel nous raconte le basculement d’une gouvernance charismatique, temporaire, conjoncturelle (l’Esprit de Yhwh qui s’empare d’un Juge pour sauver le peuple) vers une gouvernance plus capable d’assurer l’unité du peuple et de son territoire: la royauté.
Ce basculement politique n’est pas sans danger et Yhwh ne semble s’y résoudre qu’à contre-coeur et non sans avoir mis vigoureusement en garde le peuple contre les risques d’une exploitation du peuple par celui qu’il aura investi comme roi. Il ne les a pas fait sortir d’Egypte et de leur condition d’esclave pour qu’ils retombent dans une nouvelle servitude. (1S, 8).

Ce livre contient pas mal de doublons et il est difficile d’établir une chronologie stricte, car certains détails se contredisent, mais encore une fois tel n’est pas le souci de ce(s) auteur(s).

SAMUEL

Le personnage de Samuel va être la cheville ouvrière de ce basculement, d’où le nom de ce Livre.

Les trois premiers chapitres de ce Livre décrivent dans un récit très touchant les conditions de sa naissance et de sa vocation, où l’on retrouve des thèmes déjà rencontrés dans la Genèse: un homme qui avait deux femmes Anne et Pennina.
Il est amoureux de la première mais elle est stérile. Anne souffre terriblement de sa stérilité; elle va au temple pour supplier Yhwh de lui donner un enfant sans craindre de passer pour une folle aux yeux du grand prêtre ; si elle obtient cette faveur, elle fait le voeu de lui consacrer cet enfant . Elle donne naissance à un petit Samuel « demandé à Dieu » et entonne un chant d’action de grâce (1S 2,1-11). Ce chant aux accents prophétiques, politiques pour ne pas dire révolutionnaires dépassent très largement le cadre de l’émotion familiale. Il signifie la portée politique pour l’avenir d’Israël de cet événement,  mais  surtout il nous engage tous dans une révolution spirituelle en ce qu’il célèbre YHWH qui retourne, inverse les rapports de force; Anne chante la future victoire du faible sur le fort, du petit sur le grand, des affamés sur les repus, du pauvre sur le riche, de la femme rejetée pour sa stérilité sur la femme féconde. C’est ce chant dont Marie s’inspirera pour célébrer la future naissance de son fils Jésus avec son fameux « Magnificat ».

La destinée exceptionnelle de ce personnage de Samuel est encore soulignée par ce très beau récit de sa vocation (1S ch.3).  Cet appel de YHWH est une mission difficile: dénoncer les errements des enfants du prêtre Eli qui l’a accueilli. Mais il y a dans cet appel plus qu’une mission, YHWH l’appelle par son nom et Samuel répond « Me voici ». Ce « Me voici » que nous avons déjà rencontré en particulier avec Abraham et Moïse et que nous rencontrerons avec les prophètes qui exprime bien cette décentration du « moi » sous l’effet de la Parole. Parole dont ce récit exprime bien à la fois la transcendance (il se lève trois fois pour chercher à l’extérieur qui l’appelle) et l’immanence (ne te lève plus, mais écoute au fond de toi). Ce lien entre transcendance et immanence me paraît une spécificité biblique que nous aurons l’occasion de rencontrer souvent . Son importance philosophique et théologique mériterait une réflexion approfondie.
Cette relation personnelle de Samuel avec Yhwh donne à ce personnage une dimension intérieure, un poids moral que nous n’avions pas trouvé chez les précédents Juges.
En attendant, c’est encore Eli et ses fils dévoyés qui ont l’autorité sur le peuple.

L’Arche perdue et retrouvée (Ch. 4-7)

Les faits :

1- Dans une première bataille contre les Philistins, Israël est battu. Face à cet échec, Israël en appelle à l’Arche de Yhwh qu’il fait venir de Silo, persuadé que par sa seule présence leur victoire sera assurée. Effectivement dès son arrivée, le peuple reprend courage, pousse une grande clameur qui terrifie les Philistins. Le combat s’engage. Mais non seulement Israël est encore battu, mais l’arche est emportée par les philistins. Les fils d’Eli meurent au combat et Eli lui-même à l’annonce de la défaite, fait une crise (cardiaque ?) et meure.
2-Les Philistins placent l’arche de Yhwh à coté de leur dieu Dagon et là … surprise … chaque matin  Dagon se retrouve à terre et finalement il a même la tête et les mains coupées. La population qui se trouve près de l’arche, est frappée de tumeurs (d’hémorroïdes ? Peste ?). Alors les philistins se passent l’arche, comme une « patate chaude »,  de villages en villages. A chaque fois le peuple est atteint de cette fameuse tumeur.
3- Après 7 mois de malheurs, les Philistins vont voir leur devins pour savoir comment se débarrasser de cette arche. Ceux-ci leur disent de rendre hommage au dieu d’Israël en fabriquant des tumeurs et des rats en or et en mettant le tout, l’arche et l’or, sur un chariot tiré par des boeufs et « … vous verrez bien où iront les boeufs ».
4-Les boeufs tirent l’attelage, suivis par des philistins qui veulent voir où vont aller les boeufs. L’attelage arrive directement à Beth-shèmesh en Israël. Israël se partage l’or contenu dans le chariot,  mais les Israëliens qui ont touché l’arche sont frappés à leur tour. On laisse donc l’arche à distance, dans une maison sur une colline avec un prêtre pour garder l’arche.

Comment interpréter cet épisode ?

Il est clair qu’il s’agit là d’un conte tiré de l’imagination du peuple, peut-être à partir d’un noyau de  faits historiques. Mais ce conte nous apprend beaucoup sur l’évolution de la notion du sacré. Nous avions déjà vu dans le livre de l’exode que cette notion de l’arche représentait une évolution majeure de la notion de sacré. L’écrivain Regis Debray dans son livre « Dieu, un itinéraire » montre qu’avec l’arche de Yhwh on est passé d’une conception du sacré immobile, attaché à un lieu (le plus souvent le sommet d’une montagne ou d’une colline remarquable) ou à un bâtiment (temple), à une conception du sacré mobile. Cette mobilité du sacré va se traduire, dans l’évolution de la civilisation, par l’émergence de l’écriture. C’est l’écrit qui en libérant le sacré de ses attaches  géographiques et immobilières va lui ouvrir le champ du symbolique et donc de la Loi.

Dans cet épisode, l’arche de Yhwh incarne pour Israël ce sacré. Il s’agit bien d’un objet, d’un meuble, donc mobile, auquel le peuple prête un pouvoir magique :

Allons chercher à Silo l’arche de Yhwh
qu’elle vienne au milieu de nous et qu’elle nous sauve de la main de nos ennemis (1S 4,4)

Mais ça ne marche pas, la magie n’opère pas et Israël est battu. Nous voyons là dans cette première partie de ce récit s’opérer une distanciation entre le sacré et le magique. La leçon est claire : ce n’est pas la matérialité de la présence de l’arche qui peut sauver Israël, mais plutôt le respect de la valeur dont l’arche est le symbole: la relation du peuple avec Yhwh fondée sur l’écoute de la Parole et l’application de la Loi.
Ceci étant, dans la deuxième phase, le récit garde son caractère de « merveilleux » et l’arche semble bien avoir un pouvoir magique, miraculeux : le dieu Dagon que l’on met à coté de l’arche se retrouve à terre tous les matins et surtout les habitants proches de l’arche attrapent des tumeurs tant et si bien que l’arche est finalement renvoyée en Israël. On retrouve là les traits d’un genre littéraire de type conte où les événements se déploient dans un monde « enchanté ». Mais comme le veut d’ailleurs ce genre littéraire, ce récit contient un sens symbolique précis :
1-Le dieu Dagon, n’est qu’un objet fabriqué de mains d’hommes, sans aucun pouvoir. Jeté à terre il se fracasse.
2- Le retour de l’arche vers Israël, seule, sans bouvier, signifie que Yhwh est fidèle à son peuple et à sa promesse de ne jamais l’abandonner, alors même que ce peuple se tourne vers les faux dieux, les Baals et les Astartées. Yhwh reviendra toujours vers son peuple.

On peut aussi donner de ce conte une interprétation de type allégorique, à l’instar de toute une tradition herméneutique qui remonte très loin (au premier siècle avant J.C., le philosophe Philon d’Alexandrie écrivit son Commentaire allégorique de la Bible). Nous avons déjà utilisé ce type d’interprétation quand, l’année dernière, nous avions recherché, lors de notre lecture du livre de l’Exode, le sens des dix plaies d’Egypte, auxquelles d’ailleurs les tumeurs et les rats de ce récit s’apparentent.
Dans ce type d’interprétation, les philistins représentent nos démons intérieurs qui nous éloignent de la Parole, de l’enseignement de Yhwh ( à ce propos, il est curieux de constater que le mot français philistin est devenu un adjectif qualifiant une personne parvenue, un nouveau riche, qui n’a guère de culture ni d’éducation). Les tumeurs et  les rats sont les maux, les souffrances que nous endurons sur cette terre d’exil loin de Dieu. Mais dans la perspective d’un retournement, d’une conversion à la Parole, le poids de ces mêmes maux  vont se transformer en or pur. On peut voir là dans ce récit l’amorce, encore bien cachée il est vrai, d’une sotériologie (partie de la théologie qui traite de l’économie du salut des hommes). Le salut ne se traduira pas en nous par une simple disparition de nos malheurs. Nos malheurs, il ne faut ni s’y résigner, ni les rejeter mais les transfigurer.
Ceux qui ont connu la déchéance, ceux qui ont touchés le fond du gouffre témoignent parfois de cette transfiguration de leurs épreuves en une très grande richesse.
Nous verrons combien cette « économie du salut » spécifiquement judéo-chrétienne  aura le plus grand mal à s’imposer non seulement dans le judaïsme mais aussi dans la chrétienté jusqu’à nos jours. La méritocratie moralisante qui fait du rejet du mal (qui risque à tout moment de glisser subrepticement au rejet du malheureux) et l’accomplissement le plus parfait possible de nos devoirs, de l’application de la Loi, sont apparues – surtout à partir du XVIIIème où la logique rationnelle viendra transformer progressivement les représentations du salut jusque là dominées par la présence des esprits et des démons, par la peur de l’enfer – comme les conditions nécessaires et suffisantes à l’obtention du salut.
L’Eglise elle-même, ou plutôt certains sermons dans les églises, alimenteront cette tendance d’idéalisation de la perfection morale qui a l’avantage de mettre de l’ordre dans la société, de plaire aux pouvoirs en place (les lois humaines découlant de la loi divine) et d’être simple et parfaitement compréhensible par tous : tu fais le bien et tu seras récompensé, tu fais le mal et tu seras puni. La Bible pourtant à y regarder de près dévoile une autre logique du salut, plus déroutante comme nous l’entrevoyons dans cet épisode. Nous aurons certainement à approfondir cette question avec en particulier les Livres de Job, de Qohélet et bien sûr plus tard avec Jésus qui sera beaucoup plus clair sur cette question centrale en  maniant magistralement le paradoxe (discours des béatitudes, parabole de l’enfant prodigue, l’ouvrier de la 11ième heure, le pharisien et le publicain, et « je ne suis pas venu pour les bien portant, mais pour les malades », etc…). Mais pour le moment revenons au livre de Samuel.

SAÜL

Suite à cette histoire (1S,4-7), à ces combats désastreux avec les Philistins et à la perte de l’Arche d’alliance le peuple d’Israël en appelle à Samuel pour intercéder auprès de Yhwh en leur faveur. Samuel leur demande de se détourner des faux dieux, les Baal et Astartés des Cananéens et d’écouter la parole de Yhwh. Le peuple écoute Samuel et pendant qu’il faisait un sacrifice à Yhwh, les philistins attaquent, mais cette fois-ci Israël sort vainqueur.

Mais cette autorité de Samuel n’est pas transmissible, et ses enfants (Yaël et Aviya, 8.1) vont  détourner l’autorité de leur père à leur profit en « acceptant des cadeaux » (on voit encore là combien les grands personnages bibliques ne sont jamais idéalisés). Alors le peuple demande à Samuel de leur donner un roi.
Ce dernier leur fait alors une description très négative de la royauté: le roi au lieu de se mettre au service du peuple va détourner ce pouvoir pour son propre profit (comme ses fils !) (ch. 8). Le peuple ne veut rien entendre :

Mais le peuple refusa d’écouter la voix de Samuel.
« Non c’est un roi que nous aurons et nous serons nous aussi comme toutes les nations. » (1S 8,19)

Face à cette intransigeance du peuple, Yhwh cède. Nous pouvons déceler dans cet épisode l’extraordinaire finesse de la pédagogie divine. En partant sur ces bases de roi et de royaume imposées d’une certaine façon par le peuple, Yhwh va très progressivement retourner de fond en comble ces notions jusqu’à ce Jésus couronné comme« roi des Juifs », avec une couronne d’épine. Pour le moment c’est Saül que Samuel désigne comme futur Roi après un épisode assez abracadabran avec des ânesses qui se perdent,  (ch.9). Saül a le profil qu’attend le peuple, grand, beau et fort. Samuel lui verse une fiole d’huile sur la tête (ch.10,1). Ce geste d’onction, sans doute repris des rites locaux, aura une grande importance dans la liturgie juive et chrétienne. A noter que le mot « messie » (= l’oint) vient de là.
Dans un premier temps, grâce à Yhwh, les victoires sur les Philistins succèdent aux victoires, malgré leur grande infériorité numérique et technique (ils ne maîtrisent pas la fabrication des armes en fer comme les philistins).Saül grâce à ces victoires est confirmé dans sa royauté (ch.11) et une grande fête d’investiture royale est organisée à Guilgal.
Samuel alors se retire devant Saül, non sans avoir répété ses mises en garde contre les dérives possibles de la royauté. Il faut que le peuple et son roi restent sur les chemins de Yhwh, qu’ils en gardent la mémoire et la crainte (ch.12). Le pouvoir royal ne doit pas être un pouvoir absolu, c’est Yhwh qui est le vrai roi, le roi comme tout un chacun doit écouter les paroles de Yhwh.
Dans le chapitre 13, Saül commet une première incartade vis à vis de Yhwh, il se prend pour un prêtre et offre lui-même un sacrifice pour assurer une victoire contre les Philistins. Ce faisant il instrumentalise les pratiques rituelles, retombe dans le magique. La victoire ne sera obtenue que grâce à son fils Jonathan qui va s’illustrer par un action guerrière d’une grande audace, preuve d’une grande confiance en Ywh.

Qu’on soit nombreux ou non
rien n’empèche,Yhwh de donner la victoire (1S, 14,6)

Par la suite, il semblerait que chez Saül, la fidélité à Yhwh s’émousse ou devient très formelle. Il se cantonne à offrir des sacrifices à Yhwh en gardant les meilleurs morceaux et les butins de guerre pour les siens. Samuel dénonce sa cupidité et lui signifie sa destitution :

Yhwh aime-t-il les holocaustes et les sacrifices, autant que l’obéissance à la parole?
Non! L’obéissance est préférable au sacrifice, la docilité à la graisse des béliers
Mais la révolte vaut le péché de divination et l’opiniâtreté, la sorcellerie.
Puisque tu as rejeté la Parole de Yhwh, il t’a rejeté, tu n’es plus roi (1S 15,22-23)

Par ce passage, c’est la première fois que nous rencontrons de façon aussi nette la condamnation relative des pratiques cultuelles des sacrifices.
Dans la suite de la Bible en particulier chez les prophètes, il y en aura beaucoup d’autres car ces pratiques enracinées profondément dans l’histoire religieuse de l’humanité comme nous l’avons vu, ne vont pas disparaître comme cela. D’ailleurs le texte n’en demande pas la suppression mais la symbolisation, c’est à dire que ces pratiques doivent être le signe d’une écoute de la Parole.
Le signifiant (le sacrifice) privé de son signifié (l’écoute de la Parole) n’est plus que divination, superstition ou sorcellerie.
Mais d’un autre coté le signifié privé de signifiant n’est plus porté, n’est plus transmis. C’est un peu ce qui nous arrive dans notre civilisation. Ayant dénoncé à juste titre (comme commence à le faire  d’une certaine façon le texte plus haut), le coté magique des pratiques rituelles, nous avons « désenchanté » le monde comme le disent nos philosophes modernes. Ce besoin de rites à travers lesquelles on peut exprimer une appartenance commune qui « sublime » nos existences individuelles restent malgré tout actif. Ayant quitté le champ du religieux, ce besoin va trouver un exutoire à notre époque à travers par exemple, les grandes manifestations sportives, sociales ou culturelles qui vont récupérer des caractéristiques du sacré. On retrouve dans ces manifestations une  ferveur collective qui s’accompagne d’une gestuelle ritualisée, d’une forme de liturgie, qui peut par moment tourner à  l’idolâtrie. Mais ces tentatives, face au désenchantement du monde, ont du mal à combler au niveau social, l’appauvrissement des supports, des signifiants qui permettaient autrefois aux membres d’une collectivité de se rassembler pour partager ensemble, lors des moments forts de nos vies (naissance , mariage, morts,…), des paroles qui expriment un enracinement commun dans une histoire et nourrissent des valeurs communes.  Cette carence du sentiment d’appartenance, explique la tentation, en particulier chez les jeunes, d’un retour vers de nombreux fondamentalismes religieux, vers un sacré archaïque aux formes naturellement violentes, comme l’a bien démontré René Girard.  Nous sommes donc coincés entre deux types de violence :

–        la violence du sacré qui se manifeste à travers tous les fondamentalismes religieux.

–        la violence diffuse, éclatée, sans cause ni motivation précise, d’une société sans rites et sans repères.

Bon, avec le livre de Samuel, on n’en est pas encore à notre monde désenchanté et « le merveilleux » est encore présent, mais il y a cependant bien là, l’amorce d’une remise en cause des formes traditionnelles du sacré, une petite lumière pointée sur la violence des rites sacrificiels .

DAVID, Onction et ascension

Dans les chapitres suivants de ce premier livre de Samuel, on va voir la montée en puissance d’un personnage qui aura une grande importance dans la bible, DAVID. Yhwh s’est détourné de Saül et charge Samuel de nommer en secret un successeur. Il doit partir chez Jessé (petit fils de Ruth et Booz) et Yhwh lui indiquera parmi tous ses fils, celui à qui il donnera l’onction. A l’occasion de ce choix les critères de Yhwh paraissent déroutants, le dernier plutôt que le premier, le petit plutôt que le grand, le faible plutôt que le fort. En effet Samuel voit l’aîné , Eliav, le trouve parfait pour la mission, mais Yhwh lui répond :

Ne considère pas son apparence, ni sa haute taille.
Il ne s’agit pas ici de ce que voient les hommes
Les hommes voient ce qui leur saute aux yeux,
mais Yhwh voit le coeur. (1S 16,6)

Il faut rappeler que le coeur dans la bible ne se réduit pas au siège de l’affect. Le coeur englobe ce que nous, nous localisons au cerveau, l’intelligence et la volonté. Après cette onction tenue secrète, nous allons assister à l’ascension de David auprès du roi Saül. Il y a 2 versions différentes de cette ascension.

La première nous montre le Roi Saül tourmenté par des crises psychiques et ses conseillers lui suggère de prendre à son service un jeune musicien qui le calmera. C’est comme cela que David rentre au service du roi, le soulage par sa musique. Saül ne peut plus se passer de David (1S 16,14-23).

Dans la deuxième version (Ch.17), ce n’est plus par ses talents de musiciens qu’il se fait connaître à Saül, mais par son courage et son incroyable audace au combat. C’est le fameux épisode du combat singulier entre David et Goliath dans lequel l’auteur veut surtout nous faire comprendre que David va devenir le sauveur d’Israël, malgré sa faiblesse physique face au géant Goliath, par sa confiance totale en Yhwh. Face à face avec Goliath qui l’invective avec le plus grand mépris, il fait front  :

Toi, tu viens à moi armé d’une épée, d’un lance et d’un javelot ;
moi je viens à toi armé du nom de Yhwh (1S 17,45)

C’est cette confiance en Yhwh qui lui permet de rester lui-même, de ne pas chercher à imiter plus fort que lui. Il se libère des carcans qu’on cherche à lui imposer pour ce combat, une énorme épée et une cuirasse inadaptée à son physique. Il veut se battre avec ses propres atouts, vitesse et précision (1S 17,38-40). Sa victoire lui vaut d’être rattaché au service du roi Saül et de son fils Jonathan, avec lequel il nouera un profond amour.
Cette victoire de David sera suivie de biens d’autres, tant et si bien que cela finit par agacer Saül, d’autant que David plaît beaucoup aux femmes qui chantent ses louanges ; Saül dont on a déjà vu qu’il était fragile psychiquement, sombre alors dans une jalousie paranoïaque et cherche désormais à faire tuer David.
Toute la fin de ce livre relate cette lutte entre désormais les deux rivaux. David passe à plusieurs reprises tout près de la mort et doit même un moment se réfugier chez l’ennemi Philistins. Mais il a le soutien en sous-main de Jonathan et à, chaque fois il réussit à s’en sortir. Petit à petit David prend le dessus et à deux reprises il a l’occasion de tuer Saül, mais il n’a pas l’esprit de vengeance et respecte l’onction royale. Il cherche la paix et la réconciliation. Saül dans un premier temps est ému de cette grandeur d’âme, demande pardon et veut faire la paix, mais très vite sa paranoïa reprend le dessus et il va à nouveau chercher à le tuer.

Le Livre s’achève par la mort de Saül et Jonathan lors d’un combat contre les philistins.




le Livre des Juges

Introduction

Avec le Livre des Juges, deuxième des livres dits « historiques », nous entrons dans une période assez obscure qui recouvre grossièrement deux siècles (de 1200 à 1000 av. J.C.), entre la conquête du pays de Canaan (livre de Josué) et l’établissement de la royauté en Israël avec Saül (Livres de Samuel).
Sur le plan narratif, ce livre est assez déroutant. Il ne nous offre pas une histoire suivie des douze tribus, mais une succession de récits centrés sur de grands personnages appelés « juges d’Israël » qui ont sauvé le peuple de la disparition. Les évènements rapportés ne nous apportent pas d’éléments précis sur le plan historique, ils nous apparaissent plutôt comme la transcription de divers récits populaires très anciens, transmis de génération en génération, récits souvent assez scabreux qui ne s’embarrassent pas trop de considérations morales. Certains passages de ce livre, comme le cantique de Debora, sont considérés comme les plus anciens écrits de la Bible, antérieurs à l’écriture de la Torah.
La concaténation de ces traditions parcellaires, à la chronologie et à la localisation incertaines, offrent cependant aux historiens une image assez réaliste de l’arrière-plan social et politique de cette époque où le désordre, les divisions et finalement l’anarchie dominaient.

Un point remarquable est la capacité de l’auteur final du livre, d’utiliser plusieurs siècles plus tard des matériaux primitifs multiples, de les mettre en scène et d’en dégager une perspective théologique précise et cohérente. Encore plus surprenant, et c’est un point intéressant qui sera relevé en conclusion, est la juxtaposition de deux orientations politiques opposées que l’auteur, sans craindre la contradiction, tire de ces récits.

 Clé de lecture théologique des évènements.

L’auteur du livre donne dès le début  une clé de lecture théologique avec une trame en quatre temps assez simple, qui donne à la succession des événements hétéroclites une unité finale.

Premier temps : le peuple ne respecte pas l’alliance avec Yhwh, il rend un culte aux dieux Baals, et sombre ainsi dans l’idolâtrie : Les fils d’Israël firent ce qui est mal aux yeux de Yhwh ; ils oublièrent Yhwh leur Dieu et ils servirent les Baals et les Ashéras (Jg 3,7).
Deuxième temps : Yhwh, dans sa colère, envoie des adversaires au peuple infidèle : La colère de Yhwh s’enflamma contre Israël et il les vendit à Koushân (Jg 3,8).
Troisième temps : le peuple, dans sa détresse, se retourne vers Yhwh et l’appelle au secours. Les fils d’Israël crièrent vers Yhwh  (Jg 3,9).
Quatrième temps, touché par les cris de son peuple, Yhwh vient à son aide en suscitant un « Juge », c’est-à-dire selon l’étymologie du mot, « un sauveur ».

Dans ce livre, un « Juge » fait beaucoup plus que juger et même que gouverner le peuple, c’est une personne investi par la force de l’esprit de Yhwh, pour combattre les ennemis du peuple et le sortir du malheur. Yhwh suscita pour eux un sauveur qui les sauva (…). L’esprit de Yhwh fut sur lui et il jugea Israël. Il partit en guerre et Yhwh lui livra Koushan (…). Le pays fut en repos pendant  40 ans (Jg 3,9-11).
Mais après le décès du juge, Israël retombe dans des pratiques idolâtriques. Les fils d’Israël recommencèrent à faire ce qui est mal aux yeux de Yhwh (Jg 3,12;4,1;6,1;10,6). Et le cycle en quatre temps se reproduit.
Le livre décline la succession de douze juges. La place donnée à chacun d’eux est très inégale, certains, alors qualifiés de « petits juges », n’ont droit qu’à une notice très courte : ce sont Otniel, Ehoud, Shamgar, Tola, Aïr, Ibcan, Elon et Abdon.
Des récits plus importants sont associés à quatre juges : Debora, Gédéon, Jephté et le plus connu Samson. A noter, que l’histoire de ces juges ne s’accole pas toujours bien avec le cadre théologique donné au début du livre.

Les Récits

Installation des tribus

Le premier chapitre du livre porte sur l’installation des tribus israélites en territoire de Canaan, il nous donne une image assez différente de la conquête de ce pays, donnée par le livre de Josué. Loin d’être totale et systématique, elle apparaît dans ce chapitre comme partielle et chaque tribu vit de fait au milieu des Cananéens et doit faire face ponctuellement et cycliquement à des conflits armés avec eux. Cette version de l’implantation d’Israël dans ce pays semble plus réaliste et plus en conformité avec les découvertes archéologiques.

Le deuxième chapitre, d’une tonalité très différente, rappelle les origines, le sens de l’implantation d’Israël en Canaan et annonce les difficultés qui vont suivre : Je (Yhwh) vous ai fait monter d’Egypte, et je vous ai fait entrer dans le pays que j’avais promis par serment à vos pères. J’avais dit: « Jamais je ne romprais mon alliance avec vous et vous, vous ne conclurez pas d’alliance avec les habitants de ce pays, vous renverserez leurs autels. » Mais vous n’avez pas écouté ma voix (Jg 2,1-2).
L’installation d’Israël en terre de Canaan est réaffirmée comme étant explicitement le fruit d’une alliance entre Yhwh et son peuple, car la génération qui a suivi, celle des pionniers, n’en a pas gardé le sens. Après ce fût une autre génération qui se leva, mais elle n’avait connu ni Yhwh, ni l’œuvre qu’il avait faite pour Israël (Jg 2,10).

Bref, Israël perd son âme et son identité propre. Ayant perdu la mémoire des évènements passés, Israël adopte les cultes locaux. Son histoire se banalise avec les rivalités entre tribus. Finalement, comme il est entouré de peuples plus puissants que lui, il subit des défaites militaires et risque ainsi de disparaître.

Histoire de Débora

Debora est une femme qui tenait déjà une place importante en Israël. Elle est la seule parmi les douze juges dont il est mentionné qu’elle exerça la justice. Debora, prophétesse, femme de Lappidoth, jugeait Israël en ce temps-là. Elle siégeait sous le Palmier de Débora, entre Rama et Béthel, dans la montagne d’Ephraïm, et les fils d’Israël montaient vers elle pour des questions d’arbitrage (Jg 4,4-5).
Elle reçoit de Yhwh l’ordre de combattre Sisera, chef d’armée du roi de Canaan. Elle confie cette mission à un certain Baraq. Ce dernier obtient la victoire militaire, mais c’est une autre femme Yaël qui achève Sisera : par ruse, alors que Sisera fuyait, Yaël l’a accueilli dans sa tente. Mais durant son sommeil, elle l’achève en lui enfonçant un piquet dans le crâne. Cette victoire est célébrée par Debora et Barak dans un long cantique qui occupe tout le chapitre 5 du livre, consacré à la gloire de Yhwh et en l’honneur de Yaël : Ecoutez, rois ! prêtez l’oreille, souverains ! Pour Yhwh, moi, je veux chanter, je veux célébrer Yhwh, Dieu d’Israël (…) (Jg 5,3).

Histoire de Gédéon

Avec l’histoire de Gédéon, nous avons un cycle narratif complet qui occupe quatre chapitres (Jg 6-9). Alors qu’Israël a failli à nouveau, un ange de Yhwh se manifeste à Gédéon pour qu’il délivre Israël des Madianites. Gédéon n’a pas confiance en lui et demande à deux reprises un signe pour s’assurer que c’est bien par sa main que Yhwh veut sauver Israël. Il obtient la confirmation désirée et alors l’esprit de Yhwh revêtit Gédéon, il sonna du cor et le clan Aviézer se groupa derrière lui (Jg 6,34).

Il détruit les autels dédiés à Baal et se prépare à partir en campagne contre Madian, mais il est saisi à nouveau par des doutes et demande encore un signe pour confirmer sa mission. Yhwh lui accorde ce signe, mais en contrepartie lui demande d’alléger son armée et de ne partir au combat qu’avec 300 hommes car trop nombreux est le peuple qui est avec toi pour que je livre Madian entre ses mains : Israël pourrait s’en glorifier à mes dépens et dire : “C’est ma main qui m’a sauvé !”(Jos 7,2).
Avec un rapport de force volontairement très défavorable, il obtient une victoire qui manifeste l’intervention divine. Ce succès militaire, suivi de bien d’autres, incite le peuple à le faire roi : Sois notre souverain, toi-même, puis ton fils, puis le fils de ton fils, car tu nous as sauvés de la main de Madiân (Jos 8,22).
Nous rencontrons là, pour la première fois, un questionnement sur l’organisation politique du peuple, avec l’expression d’un désir de passer d’une organisation tribale à un régime monarchique. Gédéon s’y oppose catégoriquement : il leur dit : « Ce n’est pas moi qui serai votre souverain, ni mon fils. Que Yhwh  soit votre souverain ! » (Jos 8,23).

Par contre, il entreprend une action beaucoup moins positive. Pour rendre un culte à Yhwh, il collecte tout l’or pris sur l’ennemi et Gédéon en fit un éphod* qu’il installa dans sa ville, à Ofra. Tout Israël vint se prostituer là, devant cet éphod, qui devint un piège pour Gédéon et pour sa maison (Jos 8,27).
*L’éphod
peut désigner une statue divine.

A sa mort, Gédéon laisse soixante-dix fils, issus de son sang, car il avait beaucoup de femmes. Quant à sa concubine, qui se trouvait à Sichem, elle lui enfanta, elle aussi, un fils, à qui il imposa le nom d’Abimélek (Jg 8, 30-31).

Abimélek soudoie le clan de sa mère pour qu’il le fasse roi. En cela il répond au désir du peuple, mais auparavant il lui faut éliminer les soixante-dix autre fils. Seul le petit dernier, Yotam, a réussi à se cacher et échappe au massacre. Abimélek est proclamé roi, mais Yotam depuis une montagne où il s’est mis à l’abri, proclame une fable, très critique à l’égard de la royauté : Les arbres s’étaient mis en route pour aller oindre celui qui serait leur roi (…) (Jg 9, 7-15). Ils en proposent la charge aux arbres les plus productifs, le figuier, l’olivier, la vigne : “Viens donc, toi, régner sur nous.” Mais tous, les uns après les autres, déclinent cette responsabilité, car ils ne pourraient plus donner leurs fruits si indispensables au peuple. Finalement c’est un simple petit épineux stérile qui accepte la mission et offre son ombre dérisoire pour abriter le peuple. Il prévient les auteurs de la demande, que si leur démarche cache des intentions troubles, alors ses épines prendront feu et le peuple connaitra de grands malheurs.
Cette fable montre le côté grotesque du désir d’établir une monarchie et fait d’Abimélek l’exact opposé de son père Gédéon.
Son règne finit mal, il meurt honteusement, le crâne fracassé par une meule de moulin jetée par une femme ». Abimélek appela aussitôt son écuyer et lui dit : « Tire ton épée et fais-moi mourir, de peur qu’on ne dise de moi : “C’est une femme qui l’a tué.” Alors son écuyer le transperça et il mourut (Jg 9, 54).

Histoire de Jephté

Fruit d’une relation de son père Galaad avec une prostituée, Jephté est rejeté par ses frères nés de la mère légitime. Il intègre alors une bande de vauriens et y acquiert la réputation d’un redoutable guerrier. Aussi lorsque Galaad est menacé par son voisin Ammon, ses frères  viennent le chercher pour qu’il combatte à leur côté. Il n’accepte qu’à condition d’être leur chef, ce qu’ils acceptent. Jephté engage, en vain, une négociation avec Ammon ; alors, il se résigne à partir au combat. Préalablement, il fait à Yhwh le vœu d’offrir, en holocauste, la première personne qui sortira de sa maison après la victoire.
Il remporte une victoire éclatante et tandis que Jephté revenait vers sa maison, voici que sa fille sortit à sa rencontre, dansant et jouant du tambourin. Elle était son unique enfant : il n’avait en dehors d’elle ni fils, ni fille. Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements et dit : « Ah ! ma  fille, tu me plonges dans le désespoir ; tu es de ceux qui m’apportent le malheur ; et moi j’ai trop parlé devant Yhwh et je ne puis revenir en arrière » (Jg 11, 34-35). Sa fille accepte son sort et demande seulement un délai de deux mois pour aller au désert pleurer sa virginité, à la suite duquel son père peut accomplir son vœu !

Ce récit qui se rapproche du mythe grec d’Iphigénie, serait à l’origine d’une fête annuelle pendant laquelle les filles d’Israël célébraient la fille de Jephté pendant quatre jours.

Malgré l’interdit de tout sacrifice humain, imposé par la loi de Moïse, cette histoire tragique souligne le chemin encore à accomplir par Israël pour suivre les voies de Yhwh.

L’histoire de Jephté ne s’arrête pas là, une autre tribu d’Israël, la tribu d’Ephraïm, sans doute jalouse de ses succès, vient se plaindre de ne pas avoir été associée à son expédition militaire. L’affaire s’envenime et Ephraïm prend la décision de l’attaquer. Mal lui en a pris, Jephté sort vainqueur du combat et une hostilité envers les éphraïmites s’installe durablement à Galaad : tout éphraïmite repéré en train de franchir la frontière du Jourdain, est immédiatement égorgé.

Histoire de Samson

Cette histoire est la plus connue. Elle célèbre les exploits d’un héros doté d’une force exceptionnelle. La naissance de Samson est directement liée à une action divine. Sa mère stérile reçoit la visite d’un ange qui lui annonce qu’elle va enfanter et que cet enfant sera consacré à Dieu. Cette femme en parle à son mari qui demande à voir. L’ange revient et lui répète ce qu’il a dit à sa femme. La femme enfanta un fils et elle le nomma Samson*. Le garçon grandit et Yhwh le bénit (Jg 13,24).*Samson est un nom propre dérivé d’un terme hébreu qui signifie « soleil ».
Arrivé à l’âge adulte,  l’esprit de Yhwh commença à agiter Samson. Il descendit à Timma et remarqua une femme parmi les Philistins (…) ( Jg 13,24-25) .

 L’esprit de Yhwh qui l’agite a un premier effet inattendu, il a un coup de foudre pour une femme étrangère, fille de philistins. Non sans mal, il convainc ses parents de l’épouser. En route avec eux pour la ville de Timma, en vue de faire sa demande, il est attaqué par un lion. Alors, l’esprit de YHWH fondit sur lui et, sans rien avoir en main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau » (Jg 14,6).

Repassant quelques jours après au même endroit, il remarque un essaim d’abeille au sein de la carcasse du lion, il en recueille le miel. S’inspirant de cet épisode, lors du festin du mariage avec sa femme, il pose une énigme aux trente compagnons invités : « De celui qui mange est sorti ce qui se mange et du fort est sorti le doux. », avec à la clé, un enjeu financier important, trente tuniques et trente vêtements de rechange, pour celui qui trouvera le sens de cette phrase. Pendant sept jours, aucun des jeunes gens ne trouve la réponse. Ils menacent la femme de mort, si elle ne réussit pas à leur donner le sens de l’énigme. Elle poursuivit Samson de ses pleurs pour obtenir de lui la réponse qu’elle transmet alors aux jeunes gens. Au septième jour, avant le coucher du soleil, les gens de la ville dirent à Samson : « Quoi de plus doux que le miel, quoi de plus fort que le lion ? »

Samson est furieux et les accuse à l’aide d’un proverbe : « Si vous n’aviez pas labouré avec ma génisse, vous n’auriez pas trouvé mon énigme». Alors l’esprit de Yhwh pénétra en lui. Samson descendit à Ashqelôn, tua trente de ses habitants, prit leurs dépouilles et les donna à ceux qui avaient révélé le sens de l’énigme. Bouillant de colère, il remonta à la maison de son père. Quant à la femme de Samson, elle fut donnée au compagnon qui lui avait servi de garçon d’honneur (Jg 14,18-20).

Quelque temps après, Samson veut reprendre sa femme et la réclame à son père. (…) Mais le père de sa femme ne lui permit pas d’entrer et dit à Samson : « Vraiment je me suis dit que tu devais avoir bien de la haine pour elle et je l’ai donnée à ton garçon d’honneur (…). »  Samson leur dit : « Cette fois, je suis quitte envers les Philistins et je vais leur faire du mal. » (Jg 15,1-3).
Alors Samson, toujours envahi par l’esprit de Yhwh, capture trois cents renards, les attache par la queue et met le feu à leurs queux. Les renards courent dans tous les sens et mettent le feu aux champs et aux vergers des philistins. Ceux-ci cherchent alors à capturer Samson. Ils  menacent la tribu de Juda pour qu’elle le lui livre. Les gens de  Juda prennent peur, ligotent Samson et le livrent aux philistins. Alors l’esprit de Yhwh fondit sur Samson; les cordes qu’il avait sur les bras furent comme des fils de lin brûlés au feu et les liens se dénouèrent de ses mains » (Jg 15-14). Puis avec une mâchoire d’âne, il tue mille philistins.
Après un tel exploit, Samson règne pendant vingt ans comme « Juge » en Israël. Mais cette responsabilité n’arrête pas son ardeur et une nuit, il descend  à Gaza chez une prostituée. L’ayant appris, les philistins verrouillent la ville pour tenter de le capturer au lever du jour, mais lui, de nuit, arrache les portes de la ville et s’enfuit.
Après cela, Samson aima une femme (…) ; elle se nommait Dalila (Jg 16, 4). Les Philistins la soudoient et lui promettent une grosse somme d’argent, si elle leur révèle le secret de la force de Samson. Dalila use de tous ses charmes pour connaître son secret, mais Samson lui donne à plusieurs reprises des fausses raisons, si bien qu’une fois arrêté et ligoté, sa force lui permet de s’échapper. Alors Dalila sort le grand jeu du chantage à l’amour. Elle lui dit : « Comment peux-tu dire : “Je t’aime”, alors que ton cœur n’est pas avec moi. Voilà trois fois que tu te joues de moi et tu ne m’as pas révélé pourquoi ta force est si grande. » Or, comme tous les jours elle le harcelait par ses paroles et l’importunait, Samson, excédé à en mourir,  lui ouvrit tout son cœur et lui dit : « Le rasoir n’a jamais passé sur ma tête, car je suis consacré à Dieu depuis le sein de ma mère. Si j’étais rasé, alors ma force se retirerait loin de moi, je deviendrais faible et je serais pareil aux autres hommes» (Jg 16, 15-17).

Pendant son sommeil, Dalila posa la tête de Samson sur ses genoux et lui coupa ses tresses. Sa force légendaire envolée, les Philistins purent s’emparer de lui. Ils lui percèrent les yeux et le condamnèrent à passer ses journées à tourner une meule comme un esclave.
Sa fin tragique est grandiose. Pour célébrer leur victoire sur Samson, les tyrans des Philistins se réunirent pour offrir un grand sacrifice à Dagôn, leur dieu, et pour se livrer à des réjouissances (…) (Jg 16, 23). Samson est donné en spectacle et ridiculisé. Alors Samson suppliant Yhwh de lui redonner sa force, écarte les colonnes du temple qui s’écroulent sur lui et sur tout le peuple philistin en fête. Son sacrifice sauva Israël.

Enseignement théologique de la période des Juges

Pourquoi la promesse n’est pas accomplie ?

L’auteur fait, au début du livre, le constat que la promesse d’occuper intégralement la terre promise par Moïse et Josué n’est pas accomplie. Cet échec partiel est mis sur le compte de l’infidélité du peuple à Yhwh.  Mais, même leurs juges, ils ne les écoutèrent pas, car ils se prostituèrent à d’autres dieux et se prosternèrent devant eux (…). A la mort du juge, ils recommençaient à se pervertir, plus encore que leurs pères, suivant d’autres dieux, les servant et se prosternant devant eux (…). La colère de Yhwh s’enflamma contre Israël. Il dit : « Puisque cette nation a transgressé mon alliance (…), je ne continuerai plus à déposséder devant elle aucune de ces nations que Josué a laissées en place avant de mourir » (Jos 2,17-21).

Mais la colère de Yhwh ne sonne pas la fin de l’histoire, l’auteur donne un côté positif à ces défaites et entretient ainsi l’espoir. C’était pour mettre par ces nations Israël à l’épreuve et savoir s’il garderait ou non le chemin de Yhwh en y marchant comme l’avaient fait leurs pères.  Aussi Yhwh laissa subsister ces nations sans les déposséder trop vite et il ne les livra pas à Josué (Jos 2,22).

L’idolâtrie, le péché d’Israël

Dans ce livre où la violence, les assassinats, la prostitution sacrée, les rapts de femmes, les viols sont très présents, les normes morales au sein du peuple semblent encore assez sommaires. Le péché d’Israël n’apparaît pas ici comme une dérogation à une norme morale, il est identifié à l’idolâtrie, c’est-à-dire à des croyances en des dieux et aux pratiques cultuelles associées. L’interdit de l’idolâtrie est le premier des dix commandements.

Pourquoi le combat contre l’idolâtrie apparaît si vital pour l’avenir du peuple d’Israël ?
A travers son histoire, le peuple hébreu a expérimenté concrètement que Yhwh est à la fois le libérateur, la source de la vie, le chemin et la lumière pour gagner la terre promise. Yhwh a libéré le peuple de l’emprise du sacré impérial égyptien, il a fait jaillir de l’eau dans le désert pour le faire boire, il a fait tomber la manne pour le nourrir. Il lui a donné une Loi – condition préalable à l’établissement de la relation entre les hommes- pour faire, de ce ramassis d’esclaves, un vrai peuple soudé par une éthique. Enfin, il l’a accompagné par sa présence sous forme d’une nuée, sur son chemin vers la terre promise (cf livre de l’Exode).
En adoptant les pratiques religieuses locales, Israël s’écarte de sa relation avec Yhwh qui donne la vie. Israël tombe dans le péché, c’est-à-dire qu’il bute sur une impasse. .
Depuis le veau d’or au désert, le péché d’Israël traverse la Bible toute entière, Il sera dénoncé très vivement par les prophètes, en particulier chez Ezéchiel* qui s’applique à en cerner la gravité, l’étendue, la profondeur ! * (Ez 6,3 ; 6,13 ; 16,16 ; 20,31).

L’idolâtrie perdure dans nos sociétés modernes malgré les progrès des sciences. On peut qualifier d’idolâtrique le surinvestissement dans l’argent, le pouvoir, la notoriété, la beauté et la jeunesse, censé apporter le bonheur. Ces désirs, fruits du désir mimétique décrit par René Girard, sont le ressort de l’efficacité de la publicité, des réseaux sociaux… et de la violence !

Nous avons vu *(*Tome 1, p. 267) que l’idolâtrie relevait de la pensée magique. Cette pensée qui est celle de l’enfant peut prendre chez l’adulte et au sein même de toutes les religions des formes multiples d’autant plus dangereuses qu’elles paraissent nobles.

Les grandes manifestations cultuelles des nouveaux courants évangéliques, avec ses séquences publiques de transe et de guérison, jouent de cet esprit magique. Le cléricalisme, si dénoncé aujourd’hui, plonge ses racines dans un besoin de sacraliser certains personnages, les clercs, leur conférant un pouvoir dans la relation personnel de chacun avec Dieu.
De façon générale, toutes les formes de fondamentalisme religieux, qui font passer l’appartenance et les pratiques cultuelles associées au-dessus de toute éthique personnelle, relèvent de ce tropisme vers l’idolâtrie dénoncée si vigoureusement dans la Bible comme obstacle radical à la relation entre les hommes. En terme plus psychologique, la pensée magique est le symptôme de fixations psychiques infantiles qui entravent le développement de la personne.
A chaque époque, dans chaque culture, tout individu est appelé à se libérer des charmes aux conséquences souvent dramatiques de cette pensée magique du sacré, pour prendre conscience de sa responsabilité personnelle dans la relation avec « l’autre », dans le respect de sa singularité et l’acceptation des différences.

A voir la persistance de la pensée magique à travers les siècles, malgré les progressions de la morale et des sciences, on mesure la quasi impossibilité pour ce peuple d’il y a plus de trois millénaires de s’arracher aux pratiques religieuses locales.

La mission des Juges

Sortir de l’idolâtrie, telle est pourtant la mission confiée à ces juges d’Israël et plus tard aux prophètes, comme Michée : Je retrancherai de ta main les sorcelleries et il n’y aura pas pour toi de magiciens. Je retrancherai de chez toi les statues et les stèles. Tu ne te prosterneras pas devant l’œuvre de tes mains. J’arracherai de chez toi les poteaux sacrés et j’anéantirai tes villes (Mi 5,11-13).
Hors de cette séparation, prévient Yhwh, Israël s’appuie sur du vent, du sable et rien de solide ne pourra se construire : Tu mangeras sans pouvoir te rassasier. Tu mettras de côté mais sans rien pouvoir conserver. Tu sèmeras, mais tu ne moissonneras pas. Tu presseras l’olive mais tu ne t’enduiras pas d’huile. Tu feras couler le moût mais tu ne boiras pas de vin (Mi 6,14-15).

Ces enjeux aussi vitaux justifient la colère de Yhwh,  telle celle d’un père qui voit son enfant s’amuser, en se mettant en danger sans s’en rendre compte. Pour qu’il prenne conscience du danger, il est acculé parfois à lui faire peur. Telle est aussi l’origine de cette notion de « crainte de Yhwh » que nous avons développée dans le volume précédent*. *Tome 1,  p.312 .
Cette mise en garde s’accompagne, avec la révélation de la Loi, d’une parole, d’un enseignement. Mais concrètement, se démarquer ainsi des peuples environnants s’avère trop difficile. La tâche est trop lourde et le peuple préfère faire comme tout le monde.

L’Esprit de Yhwh

Face à l’impossibilité pour l’homme d’échapper à l’emprise du sacré magique, Yhwh se doit d’intervenir. Il investit alors certains personnages, les « Juges », qu’il recouvre de son esprit. Ainsi la notice sur Otniel le dit clairement : L’esprit de Yhwh fut sur lui, il jugea Israël et partit pour la guerre (Jg 3,10).

Il en est de même avec  Gédéon : L’esprit de Yhwh revêtit Gédéon, (Jg 6,34) et Jephté : L’esprit de Yhwh fut sur Jephté (Jg 11,29).

Sur Samson, cette mention de l’esprit de Yhwh est indiquée quatre fois, une fois avant de tomber amoureux (Jg 13,25,) puis trois fois avant ses démonstrations de force. Avant chacun de ses exploits L’esprit de Yhwh pénétra en lui (Jg 14,6 ; 14,19 ; 15,14).

Dans ce livre, l’esprit, ruah en hébreu, apparaît comme une force qui, tout à coup, s’empare d’une femme ou d’un homme, lui donne une énergie incroyable et lui permet de conduire le peuple à la victoire. C’est cette ruah, pneuma en grec, souffle ou esprit en français qui est le vecteur du salut et non pas la personnalité ou les qualités propres des Juges. On voit dans cette histoire que l’esprit de Yhwh est qualifié de « saint », non pour la perfection morale des personnages qui en sont investis, mais par l’effet politique et spirituel d’une séparation, comme l’indique l’étymologie du mot saint. La séparation du  peuple d’Israël des autres peuples, a pour objet de le protéger des tentations de l’idolâtrie.

Néanmoins, l’aspect ponctuel de ces actions de l’esprit de Yhwh pour sauver le peuple pose la question d’une organisation politique plus efficace et plus stable qui garantisse sa survie.

Enseignement politique

Comment diriger et unifier le peuple élu de Yhwh?

Le peuple vit sous une organisation de type tribal, anarchique au sens étymologique du terme c’est-à-dire sans la domination d’un ou de plusieurs personnages. Ce type d’organisation semble avoir la préférence de Yhwh, si l’on en croit les réactions de Gédéon et de Yotam que nous avons vues plus haut. Mais il est vrai qu’une telle structure nécessite pour être efficace  que l’ensemble de la population intègre la loi et l’applique au quotidien. Faute de quoi la pagaille s’installe, et le sens du mot « anarchie », positif dans la mesure où il exprime  l’absence de toute domination, prendra le sens qu’on lui donne habituellement, celui de désordre.
Alors faut-il mettre en place un pouvoir politique fort ?
C’est ce que l’auteur du Livre des Juges semble induire lorsqu’il reprend, comme un refrain, l’explication des divisions et de l’anarchie: En ce temps-là il n’y avait pas encore de roi en Israël et chacun faisait ce qui lui plaisait (Jg 17,6;18,1;19,1;21,25).

C’est donc la monarchie, gouvernement par un seul, qui est préconisée de façon sous-jacente. Mais à l’opposé de ce point de vue, l’auteur a rapporté le pressentiment de Gédéon qu’un tel pouvoir pourrait se substituer à la Loi de Yhwh. La fin tragique d’Abimélek qui s’est fait proclamé « roi », ainsi que la fable de Yotam qui a tourné en dérision le désir de royauté, ne plaident pas non plus en faveur de la monarchie.

Cette question politique et l’ambivalence du pouvoir, qui est en germe dans ce livre, tiendront une grande place dans les livres suivants avec les conflits futurs entre les rois et les prophètes.




le Livre de Josué

Les récits de la conquête

Rappel

Le livre débute par l’investiture de Josué qui succède à Moïse. Nous avons déjà  rencontré Josué dans le livre de l’Exode où il apparaît comme un auxiliaire de Moïse (Ex 24,13) et un lieutenant militaire (Ex 17, 8-10). Le livre des Nombres nous a appris que ce nom de « Josué » fut donné par Moïse à un certain Hoshéa, fils de Noun (Nb 13, 16), il signifie « Yhwh* sauve ».Ce changement de nom marque donc la destinée de ce personnage. A noter que le nom de « Jésus » dérive de Josué.
* Yhwh quatre lettres pour le nom propre du dieu d’Israel qui ne doit pas étre prononcé. Ce sera Adonaï, Seigneur ou l’éternel, suivant les Bibles.

 Josué reçoit de Yhwh la mission de conduire le peuple jusqu’à la terre promise.

On se souvient que ce territoire où les patriarches Abraham, Isaac et Jacob ont séjourné autrefois, fut l’objet de la promesse de Yhwh, promesse renouvelée à chaque génération, après chaque défaillance, chaque infidélité du peuple vis à vis de Yhwh : C’est là le pays que Yhwh a promis par serment à Abraham, Isaac et Jacob en leur disant : “C’est à ta descendance que je le donne” (Dt 34,4).

Cette opération, prévient Yhwh, sera difficile, il lui faudra s’armer de courage, mais il pourra toujours compter sur son appui indéfectible : « Moïse, mon serviteur, est mort ; maintenant donc, lève-toi, passe le Jourdain que voici, toi et tout ce peuple, vers le pays que je leur donne – aux fils d’Israël (…). Comme j’étais avec Moïse, je serai avec toi ; je ne te délaisserai pas, je ne t’abandonnerai pas. Sois fort et courageux, car c’est toi qui donneras comme patrimoine à ce peuple le pays que j’ai juré à leurs pères de leur donner » (Jos 1, 2-6).

 La conquête du territoire

Le territoire à conquérir, il faut le souligner, est bien délimité: Depuis le désert et le Liban que voici jusqu’au grand fleuve, l’Euphrate, tout le pays des Hittites, et jusqu’à la Grande Mer, au soleil couchant, tel sera votre territoire (Jos 1, 4). 

Il ne s’agit donc pas de construire un empire.

Après avoir donné ses instructions au peuple, en vue de son départ, Josué envoie deux espions reconnaitre le territoire. Arrivés à Jéricho, les deux hommes trouvent asile chez  une prostituée du nom de Rahab (Jos 2,1). Le roi de Jéricho apprend l’intrusion de ces deux personnes, s’en méfie et demande à Rahab de les lui livrer. Mais cette femme a eu la révélation de l’importance historique de leur mission, elle les cache et feint, devant les émissaires du roi, de les avoir vus repartir. Les soldats du roi cherchèrent en vain les deux hommes. Avant qu’ils ne se retirent, Rahab leur demande de se souvenir d’elle lors de la conquête à venir. Quand les poursuites furent abandonnées,  alors les deux hommes redescendirent de la montagne ; ils traversèrent et vinrent auprès de Josué, fils de Noun, et ils lui rapportèrent tout ce qu’ils avaient trouvé. Ils dirent à Josué : « Vraiment Yhwh a livré tout le pays entre nos mains et même tous les habitants du pays ont tremblé devant nous » (Jos 2,22).

Suit la description de la traversée du Jourdain (Jos 3) et de l’entrée en terre de Canaan qui semblent relever plus d’une procession liturgique que d’une manœuvre militaire. L’arche d’alliance est portée par les prêtres et au moment où ils mettent les pieds dans l’eau du Jourdain, le fleuve s’arrête de couler pour permettre au peuple de passer à pied sec (Jos 3,16). C’est évidemment un remake de la traversée de la mer rouge : Yhwh après les avoir sortis de l’esclavage, leur ouvre la porte d’un monde nouveau (Ex 14,29).

Les trompettes de Jéricho

Le caractère liturgique de la conquête est souligné par toute une série d’actions préalables à caractère religieux : construction d’un autel (Jos 4,20), circoncision des hommes (Jos 5,1), célébration de la Pâque (Jos 5,10), avant d’attaquer la ville de Jéricho (Jos 6).
Le siège de la ville elle-même prend un caractère cultuel. Chaque jour, pendant six jours, tout le peuple doit en procession faire le tour complet des murailles de la ville. Le septième jour, il fait sept fois le tour, puis le peuple poussa la clameur, et on sonna du cor*. Lorsque le peuple entendit le son du cor, il poussa une grande clameur, et le rempart s’écroula sur place ; le peuple monta vers la ville, chacun droit devant soi, et ils s’emparèrent de la ville (Jos 6,20).
*cors :
sortes de trompes faites de cornes de bélier

Cette célèbre légende des « trompettes de Jéricho » laisse bien entendre que c’est Yhwh, et non la force militaire, qui donne la victoire. Il y a cependant une contrepartie à ce soutien de Yhwh , le peuple ne doit pas se mélanger aux populations locales, elles sont « vouées à l’interdit », personne ne doit s’approprier leurs biens : Prenez bien garde à l’interdit de peur que vous ne convoitiez et ne preniez de ce qui est interdit, que vous ne rendiez interdit le camp d’Israël et que vous ne lui portiez malheur. Tout l’argent, l’or et les objets de bronze et de fer, tout cela sera consacré à Yhwh et entrera dans le trésor de Yhwh (Jos 6,18).
Les conséquences de cet interdit sont à nos yeux beaucoup moins merveilleux : Ils vouèrent par interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de l’épée (Jos 6,21).
Seules Rahab et sa famille sont épargnées !

Après cette victoire sur Jéricho, Josué doit s’attaquer à la ville d’Aï, beaucoup plus petite. A sa grande surprise, sa troupe est battue ! Que fait Yhwh ? Josué le supplie de s’expliquer. Yhwh lui répond : «  Israël a péché ; oui, ils ont transgressé mon alliance, celle que je leur avais prescrite ; oui, ils ont pris de ce qui était interdit, ils en ont même volé, camouflé, mis dans leurs affaires » (Jos 7,11).
Le coupable, un certain Akan, reconnait sa faute : « En vérité, c’est moi qui ai péché contre Yhwh, Dieu d’Israël, et voici de quelle manière j’ai agi. J’avais vu dans le butin une cape de Shinéar d’une beauté unique, deux cents sicles d’argent et un lingot d’or d’un poids de cinquante sicles ; je les ai convoités et je les ai pris ; les voici dissimulés dans la terre au milieu de ma tente et l’argent est dessous» (Jos 7, 20-21).

Akan est lapidé, puis le peuple repart à l’assaut d’Aï et cette fois la ville tombe entre leurs mains : Tout Israël revint vers Aï et la passa au tranchant de l’épée. Le total de ceux qui tombèrent ce jour-là, hommes et femmes, fut de douze mille, tous gens de Aï (Jos 8,24).

Les récits de victoires s’enchaînent (Jos 7-11) et finalement tous les territoires sont conquis et le peuple connait la paix : Josué prit tout le pays selon tout ce que Yhwh avait dit à Moïse et il le donna comme patrimoine à Israël en le répartissant selon les tribus. Et le pays fut en repos, sans guerre (Jos 11,23).

Victoire et répartition des territoires

Au chapitre 12, tous les territoires conquis sont  listés, trente-et-un au total, Josué les répartit entre chacune des tribus (Jos 12-14), puis le texte nous donne  une longue liste, très détaillée, avec le nom de chaque ville et son affectation (Jos 15-19).

Il y a deux curiosités dans cette répartition du territoire :
La première est la création de six villes de refuge, destinées à donner un abri provisoire à un meurtrier afin de le mettre à l’abri d’une vengeance en attendant son jugement (Jos 20,9).
La seconde particularité concerne la tribu de Levi dont a vu qu’elle était destinée exclusivement au service du culte (Jos 14,3). Elle ne reçoit pas de territoire en propre, mais seulement quelques villes au sein des territoires de chacune des tribus (Jos 21).

Ces deux particularités illustrent l’amorce d’une mise en place d’instances, juridiques pour la première, cultuelles pour la seconde, qui relient l’ensemble des tribus afin de leur donner une identité spécifique.
Un autel est construit près du Jourdain, en mémoire de leur volonté de se rattacher tous à Yhwh, malgré les risques de tensions qui affleurent déjà entre les tribus de Cisjordanie et celles de Gad et Ruben en Transjordanie (Jos 22).

Le livre se termine par un long discours de Josué qui, avant de mourir, rappelle les bienfaits de Yhwh auxquels le peuple doit le repos dans ce bon territoire : Je vous ai donné un pays où tu n’avais pas peiné, des villes que vous n’aviez pas bâties et dans lesquelles vous habitez, des vignes et des oliviers que vous n’aviez pas plantés et vous en mangez les fruits ! (Jos24,13).
Josué leur demande d’affirmer, explicitement et solennellement, leur désir de maintenir le lien avec Yhwh en écartant toutes les formes de culte aux dieux locaux. Le peuple s’y engage, une stèle est dressée à Sichem pour témoigner de cette alliance avec Yhwh (Jos24,27).

Historicité du Livre de Josué

Alors que ces événements datent du 12 è siècle av. J.C., on situe la rédaction des documents épars qui ont été compilés pour donner ce livre, autour du 8 è siècle. Ce décalage de plusieurs siècles incite à la plus grande prudence quant à l’historicité de ces événements.

L’image véhiculée par ce livre, d’une conquête éclair et totale du pays de Canaan, ne résiste pas à la critique historique moderne. Déjà dans la Bible elle-même, avec le livre des Juges, nous verrons que la conquête fut loin d’être totale. Plus probablement, il y eut cohabitation, les Cananéens laissant, sans doute pacifiquement, aux hébreux des terrains montagneux très peu habités, et se gardant les plaines plus fertiles. Les études archéologiques d’aujourd’hui, qui tentent de retrouver la genèse du peuple d’Israël, évoquent une imbrication de peuplades, plutôt qu’une invasion ou une conquête venue de l’extérieur. Des luttes, probablement limitées et ponctuelles, entre peuplades qui globalement vivaient ensemble de façon pacifique, ont été transcrites sous un mode épique pour transmettre un message : la genèse, l’essence, l’unité, l’unicité du peuple d’Israël tient dans sa relation avec Yhwh, à sa foi dans son élection. C’est cette vérité qui donne le sens profond du  livre. Ceci étant, la violence qui se dégage de cette lecture de la conquête, avec l’image de Yhwh en chef de guerre, est pour nous choquante et nous interpelle sur la signification et l’objectif de ce livre.

Questions sur la violence des « guerres de Yhwh »

Comment lire par exemple ce passage extrêmement dur sur la nécessité de vouer à l’interdit (ou anathème) les autres nations ?
Yhwh avait décidé d’endurcir leur cœur à engager la guerre avec Israël, afin de les vouer à l’anathème en sorte qu’il ne leur soit pas fait grâce et qu’on puisse les exterminer comme l’avait prescrit Yhwh à Moïse (Jos 11,20).
Cette phrase et nous en verrons bien d’autres de ce type dans ce livre et dans le Livre des Juges qui suit, donne une image de Dieu difficilement supportable et apparemment en parfaite contradiction avec le Dieu d’amour qui se révélera de plus en plus clairement le long de l’histoire biblique.

Que faire de ces textes bibliques à priori assez scandaleux ?
On peut comprendre la position d’un certain Marcion qui, au 2è siècle de notre ère, estimant ces textes  par trop en contradiction avec la révélation évangélique, a voulu séparer radicalement la foi chrétienne de ses sources juives.
Tel ne fut pas l’avis des pères de l’Eglise de cette époque. Les positions de Marcion furent condamnées comme hérétiques et l’enracinement, de l’Evangile et de l’Eglise, dans le judaïsme et ses écrits fut alors énergiquement affirmé (144 ap. J.C.).
La question reste donc entière, comment lire ces textes qui semblent justifier la violence guerrière et l’élimination des ennemis ? Ces textes ne donnent-ils pas de l’eau au moulin de ceux qui considèrent que la violence est liée aux religions monothéistes ?

Pour les comprendre nous devons, dans un premier temps, les situer dans leur contexte socio-historique, puis nous essayerons de voir comment une lecture, sur différents plans anthropologique, théologique et spirituel, nous apporte un enseignement qui nous concerne individuellement et collectivement aujourd’hui.

Contexte historique

A cette époque – au 12è siècle av. J.C on est encore très loin du monothéisme- chaque peuple avait son dieu attaché à un lieu donné. Les guerres entre les peuples, guerres inéluctables pour tout simplement subsister ou se développer, étaient intrinsèquement sacrées ou plutôt sacrales en ce sens que le dieu de chacun des protagonistes était impliqué. L’implication de Yhwh, dans la guerre et ses massacres, qui nous scandalise aujourd’hui profondément, non seulement ne choquait pas les esprits de l’époque, mais l’absence de soutien de Yhwh dans leurs guerres était inimaginable, car une fonction essentielle du dieu associé à un peuple était justement de le défendre. On ne peut qualifier les guerres de Yhwh de guerre de religions en ce sens qu’il ne s’agissait pas d’imposer sa religion ou son dieu aux autres – chacun avait légitimement le sien – mais plutôt de prendre le dessus sur ses rivaux, grâce à l’aide de son dieu. Le culte aux dieux tenait une place déterminante dans toute action politique et militaire. Il n’y avait pas de frontières étanches entre ces différents plans.

L’image d’un dieu guerrier était partagée dans toutes les cultures du Proche-Orient de cette époque, à l’instar du dieu assyrien luttant au côté du roi son « lieu-tenant ». La religion juive qui naît à cette époque ne pouvait échapper à cette représentation primitive de Dieu. Nous suivrons dans toute l’histoire biblique, les étapes de la métamorphose de la représentation de Dieu. On voit combien la révélation progressive du dessein de Yhwh s’enracine dans le terreau commun de l’histoire de l’humanité et c’est à partir de ses racines et non pas en étant déconnectée d’elles que la pédagogie biblique va pouvoir se déployer et orienter l’évolution sociale et spirituelle du peuple juif d’abord, puis de toute l’humanité.

Néanmoins, au-delà de ce contexte historique que l’on peut comprendre, que peuvent-nous apporter ces récits censés procurer un enseignement au lecteur ? Nous pouvons appréhender cet enseignement, en analysant la violence avec plusieurs niveaux de lecture.

 Violence et développement psychique

Nous avons vu dans le livre de la Genèse lors de l’épisode du déluge que Yhwh, face à la violence généralisée de l’humanité, a été tenté de détruire sa création. Suite au déluge, Yhwh fait alliance avec Noé – souvenez-vous de l’arc en ciel (Gn 9,16)- et promet de ne plus détruire l’humanité. Il prend acte de la violence structurelle de l’homme en lui permettant d’être carnivore, alors que dans le jardin d’Eden il était végétarien. Le rejet pur et simple de la violence est impossible, cela reviendrait à rejeter tous les hommes et faire ainsi disparaître la création.

La psychanalyse nous montre le caractère à la fois structurel et ambivalent de la violence. N’y a-t-il pas d’un côté la violence, de l’autre côté l’amour ? Non, les deux sont originellement imbriqués. Le nourrisson « dévore » le sein de sa mère. Puis l’enfant est naturellement tyrannique avec ses parents sans qu’il faille donner à ce qualificatif au stade des premières années de la vie, une quelconque connotation péjorative et morale. Cela ne veut pas dire bien entendu que les parents doivent rester sans réaction face aux comportements violents de l’enfant, mais signifie simplement qu’ils n’ont pas à porter un jugement moral sur leur enfant et encore moins avoir des réactions de rejet. Avant de se décentrer, le « moi » doit exister et cette affirmation du moi est déjà par elle-même une violence. A l’aube de sa vie, l’enfant  ne se pose qu’en s’opposant. L’éducation doit permettre à l’enfant de construire progressivement sa propre identité à la fois séparé de ses parents et relié à eux par la Parole.
Nous retrouvons cette ambivalence amour-violence à l’adolescence et d’une façon plus générale dans toutes les étapes de la croissance de l’individu, en particulier dans sa vie sexuelle. Une certaine morale, tentée par l’angélisme, a pu en venir à rejeter l’acte sexuel lui-même, cet acte qui tout de même transmet la vie.

A propos de cette ambivalence « amour-violence », Lacan, lors d’un de ses séminaires, a raillé « le déluge d’amour » versé par certains milieux chrétiens. Ce débordement verbal d’amour peut traduire une expression idéologique plutôt que des sentiments réels ressentis ; il a pour fonction inconsciente de voiler opportunément des violences intérieures moins avouables. Ceci explique que chez certaines personnes, fortement investis dans des milieux idéologiquement très marqués, chez des religieux de toute obédience ou au sein même de courants non-violents, peuvent surgir d’une façon surprenante des violences très primaires, en parfaite contradiction avec l’idéal dont ils sont porteurs. L’inconscient se venge brutalement du déni de cette ambivalence « amour-violence».

Pour mettre de la lumière sur cette ambivalence de l’amour-violence, nous avons déjà vu la nécessité de la séparation (Gn 1,1) dans la construction de la personne et l’importance de l’inter-dit qui crée un espace pour la parole, étape préalable nécessaire pour sortir de la fusion et de la confusion*.
*(Cf Tome1, p.67)

Le peuple d’Israël, qui est ici dans les premières phases de son existence, doit s’affirmer. Les guerres de Yhwh sont pour le peuple d’Israël l’affirmation de son « moi », de son destin spécifique. Les interdits dans ce livre prennent la forme d’anathèmes qui ont pour but de séparer le peuple d’Israël des autres peuples. Sans cette séparation, plus de distance entre ce peuple et son environnement, l’identité spécifique de ce peuple ne verrait pas le jour.

Il ne faut donc pas trop s’étonner de la violence qui suinte du livre de Josué et du suivant, le livre des Juges, genèse et enfance de ce peuple. Yhwh est même prêt à voir la violence de son peuple mise sur son dos. Les livres dits « historiques » de la Bible ne sont pas des livres philosophico-spirituels sur la vertu et la sagesse. Ils peuvent même apparaître en contradiction avec l’interdiction de tuer, donnée dans  la Torah, et ce n’est qu’à un âge plus avancé du peuple d’Israël, plusieurs siècles plus tard, qu’apparaîtront, dans la Bible, les livres sur la sagesse.

La Bible est l’histoire de cette désintrication de l’amour et de la violence. Elle nous permet de  suivre le cheminement d’un peuple, avec lequel Yhwh a conclu une alliance pour le libérer et l’introduire dans une terre promise, où « coule le lait et le miel ». Sur ce chemin, qui va s’avérer extrêmement difficile et laborieux, la pédagogie biblique nous amène à prendre acte de la violence, à la regarder en face, à la porter plutôt qu’à la rejeter, pour progressivement la transformer, la retourner en force d’amour, comme nous le verrons par la suite.

Comment lire les récits de la conquête ?

Alors quels sens peut-on donner aux récits guerriers, relatés dans ce livre sous un mode épique ?
L’objectif de la conquête est de protéger le peuple des  risques de dissolution de l’alliance entre Yhwh et son peuple par le contact quotidien avec d’autres peuples. La violence rapportée par les auteurs du livre, probablement plus théorique que réelle, s’explique par l’expérience du danger mortel qu’ont constitué pour Israël, dans les siècles suivants, l’abandon de la Loi et la persistance de  l’idolâtrie.

Face aux risques de contamination de l’idolâtrie, la réaction est double : militaire et liturgique. C’est dans cette dualité d’action que l’on peut lire, entre autre, la fameuse conquête de Jéricho avec ses trompettes (Jos.6). Dans ce passage c’est la prééminence de l’action liturgique qui est soulignée par rapport à l’action militaire proprement dite. Nous avons aussi rattaché, à une action liturgique, la traversée du Jourdain (Jos 3 et 4),  rappel de la libération du joug de l’empire égyptien par la traversée de la mer rouge (Jos 4,10).
La place importante que tient la prostituée Rahab illustre bien que l’objectif de cette guerre de Yhwh est moins la défense d’une ethnie particulière que de créer un peuple, sur la base d’une relation avec Yhwh, symbolisée par l’expression crainte de Yhwh dont nous avons développée toute la richesse*. La crainte de Yhwh, chez cette prostituée cananéenne, la rattache à ce peuple (Jos 2 et 6,22).
*(Cf Tome 1, p. 312).

La conquête n’est pas une guerre nationaliste. Yhwh ne soutient pas son peuple inconditionnellement, il peut même se retourner contre lui, comme nous le voyons avec la défaite devant la ville d’Aï. L’absence de la crainte de Yhwh chez un seul membre du peuple, Akan, qui a profité de la guerre pour s’enrichir personnellement, fait courir un grave danger à tout le peuple et explique l’échec militaire La volonté de s’enrichir n’est pas compatible avec le projet de Yhwh (Jos 7).

Néanmoins, cette lecture théologique seule n’est pas suffisante, elle peut alimenter les courants fondamentalistes qui prônent l’intolérance et l’anathème vis à vis des non-pratiquants et réveiller ainsi les démons de la guerre sainte. Il faut la compléter par une lecture plus symbolique et spirituelle

Les guerres de Yhwh, symbole d’un combat spirituel

Nous devons donc nous attacher, dans notre lecture du livre de Josué, à déceler les spécificités  de ces « guerres de Yhwh » qui ne sont encore que d’infimes germes qui nous mèneront à une éradication totale de la guerre et de la violence.

Une lecture symbolique de certains récits nous apporte quelques enseignements.
La première leçon est assez paradoxale, elle nous enseigne que la conquête est un don. Certes nous sommes acteurs de cette conquête de la terre promise – du « royaume des cieux » dira-t-on plus tard-, mais nos efforts et nos mérites ne nous donnent pas un droit de propriété sur la terre. Cette terre est donnée pour construire un royaume nouveau, dans une relation étroite avec Yhwh et l’application de son dessein. Hors de cette relation, l’humanité s’enfonce dans l’idolâtrie et la violence. La terre elle-même sera détruite.

Une autre leçon nous est donnée par l’identité de la personne qui ouvre la porte de la terre promise. Elle n’est pas ouverte pas des hommes forts et respectables, mais par une femme, étrangère et prostituée de surcroit. Il n’y a pas de personnes ou de groupes spécifiques attitrés à recevoir, en exclusivité, la force de l’esprit de Yhwh. Le vent souffle où il veut*, dira plus tard Jésus.
*Jn 3,8

Le cheminement spirituel n’est pas un long fleuve tranquille, il est un combat (Cf Jacob, Gn 32,24). Ce combat peut prendre des formes très diverses, suivant l’histoire et le charisme de chacun. Les guerres contre les peuples idolâtres symbolisent les combats à mener dans le champ politique, social ou professionnel, combats pour la justice, pour la défense  « de la veuve, du pauvre et de l’orphelin (Ex 22,21). Mais au-delà, les formes d’actions militantes très concrètes symbolisent nos combats pour faire tomber nos propres défenses, à l’instar des murailles de Jéricho. Murailles qui nous enferment dans la volonté d’un toujours plus de l’avoir, du pouvoir, du savoir : idoles qui nous rendent esclaves de l’argent et de la notoriété.

Les murailles dissimulent nos démons intérieurs. Comment faire tomber la violence que l’on cache, les jalousies que l’on refoule, les ressentiments que l’on cultive ? Le cortège qui tourne avec persévérance autour des murailles de Jéricho, pendant six jours, pour qu’elles s’écroulent (Jos 6,20),  représente le long combat à mener individuellement, mais aussi collectivement, par les cris de la prière, pour faire tomber les obstacles à l’advenue du royaume.

Ce livre est un appel à l’audace, au courage, à surmonter la peur par la confiance en la parole de Yhwh.

Toute la bible est parsemée de chants de combat et pas uniquement dans le premier Testament. Le cantique* de la « douce » Marie, enceinte de Jésus, se félicite du combat de Yhwh contre les puissants,: (…) Le Seigneur est intervenu de toute la force de son bras ; Il a dispersé les orgueilleux ; Il a jeté les puissants à bas de leur trône et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides (Lc 1,51-53).
*cantique appelé Magnificat
La douceur trace son chemin au milieu de la violence, jamais en dehors d’elle.

L’apôtre Paul, dans sa lettre aux Éphésiens, au cœur de l’annonce de l’amour et de la paix victorieuse, reprendra des images et des accents guerriers pour illustrer le combat spirituel :
Armez- vous de force(…) Revêtez l’armure de Dieu(…) Debout donc ! A la taille, la vérité pour ceinturon, la justice pour cuirasse et comme chaussures, l’élan pour annoncer l’évangile de la paix(…) Prenez surtout le bouclier de la foi(…) Recevez enfin le casque du salut et le glaive de l’Esprit, c’est à dire de la Parole de Dieu (Eph 6,10-20).

Enfin, la dimension de combat, très présent dans les écrits prophétiques, trouvera sa plénitude symbolique dans les écrits bibliques de type apocalyptique, dont nous verrons l’amorce, plus loin, dans les écrits prophétiques qui annoncent au cœur de la violence du présent, la victoire définitive, le triomphe de la Vie sur la Mort.




Introduction au Deutéronome

Reprise de la Loi

Le Titre de ce dernier livre de la Torah (Pentateuque) vient de la traduction de la Septante (3 siècles av. J.C.), il signifie deuxième (deutero) Loi (nomos).

En effet ce livre peut être vu comme une reprise de la Loi que nous avons aperçue dans les 3 livres précédents. En particulier ce que nous appelons « les dix commandements » (Ex 20) se retrouve quasiment à l’identique dans ce livre (Dt 5).

L’arrière-plan historique de ce livre est à peu près le même que celui du livre des Nombres, il recouvre comme lui la période qui va globalement de la sortie d’Egypte à l’entrée dans la terre promise, la terre de Canaan. Les évènements relatés sont donc pour la plupart déjà connus et sur le plan historique, ce livre ne nous apporte que peu d’éléments nouveaux.

Alors quel est l’apport de ce Livre ?

De tout temps, du code d’Hammourabi (texte juridique Babylonien datant de 1800 ans avant J.C.), à notre code civil Napoléonien l’objectif de la Loi est de définir des règles pour organiser la société et tout spécialement pour canaliser les violences, désamorcer les forces qui chez l’homme tendent naturellement à rendre la vie en société très difficile. Ces règles assorties de sanction pour les contrevenants  sont regroupées dans ce que l’on appelle un « code juridique ». Ce genre de littérature formaliste, prescriptive et punitive  ne laisse pas beaucoup de place, à priori, à l’expression des sentiments. Or dans le livre du Deutéronome, même si dans bien des passages l’on retrouve cette froideur un peu fastidieuse de tout code de loi, il se dégage parallèlement une impression à la fois très grave et solennelle associée à une dimension personnelle et affective qui lui donne un caractère totalement inédit dans la littérature juridique de l’humanité. On retrouvera cette couleur concrète et chaleureuse de la Loi plus loin dans la Bible en particulier dans le plus long psaume de la Bible, le psaume 119 (118), hymne extraordinaire à la Loi qui illustre parfaitement cet aspect charnel de la Loi.

« Combien j’aime ta Loi, tous les jours je la médite…
Que tes ordres sont doux à mon palais, plus que le miel à ma bouche !…
Aussi j’aime tes commandements plus que l’or, même le plus fin…
La détresse et l’angoisse m’ont saisi, mais tes commandements sont mes délices. » (Ps 119, 97+ 103+127+143).

La dimension affective est telle que l’on peut légitimement se poser la question : que recouvre le mot Loi dans ce Livre et quelles sont donc les spécificités de cette Loi juive ?
Cette nouvelle lecture de la Loi est présentée dans le cadre d’un long discours de Moïse au peuple. Le mot hébreu « Tora » que la Septante a traduit  en grec par nomos mot  que nous traduisons en Français par « loi » est plus large et plus riche que la simple dimension juridique et prescriptive. La Tora n’est pas qu’un ensemble de préceptes, elle est une Parole qui à la fois commande et enseigne comme l’indique bien le titre de ce livre dans la bible hébraïque : « Les Paroles ». Alors que dans le Livre du Lévitique le style général du livre est celui d’un législateur, celui du Deutéronome est plutôt celui d’un prédicateur. Son enseignement est  associé à une relation intime et personnelle du peuple avec Yhwh, il donne les critères qui éclairent le sens des événements passés et à venir du peuple. Il constitue en quelque sorte le testament spirituel de Moïse pour asseoir et renforcer les fondements de ce peuple en construction. Ce sont ces clefs d’interprétation de toute l’histoire de la Révélation qui créent ce peuple nouveau. On trouve dans le Deutéronome les germes qui préfigurent la lecture de la Loi que fera Jésus. De là vient le qualificatif  « d’évangile de l’Ancien Testament » que l’on a parfois donné à ce livre.